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Portraits d'Acteurs
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24 avril 2007

Partie I

1-Visibilité du visage

 Depuis le début de cette réflexion nous nous sommes demandé si le visage des acteurs était visible par les spectateurs, compte tenu de la taille des salles et de la profusion de décors, de costumes, d’objets mais aussi de gestes. 

Or il est étonnant de voir qu’il y a de nombreuses critiques qui évoquent le visage des acteurs. Celle-ci laissent supposer qu’il devait être plutôt visible. Cependant un élément manque : nous ne savons pas exactement où étaient placés les critiques dans les salles de spectacles. Il est possible qu’ils aient eu de bonnes places et que la salle entière n’avait pas le même rapport au visage. Les gens installés au « paradis » des salles à l’italienne ne percevaient peut être pas tous les « jeux de visages » de Sarah Bernhardt qu’évoque Sarcey dans sa critique de Théodora, ou, la sueur couler du front de Mounet-Sully dans Ruy Blas.  

 Dans L’Art du théâtre, Sarah Bernhardt, donne des éléments qui permettent de se figurer un peu ce que pouvait être un visage sur scène à cette époque. Elle écrit : « Un visage fort joli à la ville ou en soirée peut être plat et banal à la scène, et tout à fait insignifiant. Il peut même devenir ridicule sous l’effet de la rampe qui change la forme des ombres du visage et en fait apparaître les volumes constitutifs sous un jour inattendu qui modifie parfois totalement le détail des traits, comme l’ensemble de la physionomie. » (p.216) Plus loin elle écrit « Le visage plat aux petits yeux est à redouter tout particulièrement ». Ainsi on sait que les lumières (la première rampe électrique a été installée en 1891 à la Scala de Milan) modifient le visage et que si certains détails ne doivent pas être accentués, un visage sans relief passe inaperçu. On constate en outre, l’importance du regard puisqu’il est nécessaire d’agrandir des yeux trop petits.

 Dans la perception de ces visages, une chose est sûre c’est que les visages des « monstres sacrés » sont beaux. Celui de Sarah Bernhardt est qualifié de « visage de reine de Cappadoce ou de Néréide » par Théodore de Banville[1] ou d’ « étonnant paysage d’âme » où se reflétaient « les douleurs, les fureurs et toutes les douceurs féminines, et qui était en même tant toute l’humanité et toute la poésie », par Edmond Sée.[2] Bauër, qui a écrit la préface du livre d’où sont extraites les deux citations précédentes, dit de Mounet Sully : « Il était beau, d’une beauté vraiment tragique (… « la bouche pleine d’ombre et les yeux pleins de cris… » » (p.11). 

 

 Dans les critiques, une part importante est faite aux yeux des acteurs. Ils semblent porter toute la profondeur de l’acteur et de ce qu’il invente extérieurement. On sait qu’il existait des photographies des rôles mais cela ne laisse pas voir la mobilité de l’expression. Or voici ce que dit Théodore de Banville des yeux de Sarah Bernhardt : « ses yeux bleu foncé très longuement fendus et peu ouverts, ordinairement langoureux, mais quand elle s’anime s’éveillant et scintillant comme des diamants noirs ; et cette prunelle excessivement petite qui, lorsque le comédienne dit un mot ironique, semble se jeter hors de l’œil et vous percer ». [3] 

Cela laisse donc penser que le regard de l’acteur était visible, ou du moins que l’expressivité du visage laissait deviner celle des yeux. 

 Voici quelques témoignages concernant les yeux de Sarah Bernhardt et de Mounet-Sully : 

 Mounet-Sully, juillet 1872 dans rôle d’Oreste : « Quand il arriva en scène, […] les cheveux tombant en désordre sur le front, les yeux, des yeux pleins d’une mélancolie orientale, étincelants au travers, il n’y eût qu’un cri dans toute la salle : on crût voir entrer sur la scène, un de ces Arabes ardents et farouches que Regnault se plaisait à nous peindre. »[4]

 Mounet-Sully dans le rôle d’Orosmane, dans Zaïre de Voltaire : « Et au troisième acte lorsque, entrant subitement, il regarde la porte par où est sorti Nérestan, qu’il voit son rival, il montrait un visage si terrible, des yeux si égarés et si profond qu’un frisson a couru dans la salle. »[5]

 Sarah Bernhardt dans Phèdre : « Oh ! les beaux yeux ! comme ils semblaient fouiller dans le passé. »[6]

 Ce dernier témoignage ne parle pas d’un rôle en particulier mais des yeux de Sarah Bernhardt sur scène : « Ils étaient inouïs d’expression changeante. Ils poignardaient de troublance, ils s’allumaient de tigricité, ils dévoilaient l’humaine réalité de cette statue-femme dont le marbre avait la splendeur d’être vivante ! […]

Ils chantaient ce nocturne dont la musique saigne à nos nerfs le pianissimo d’être, et sous leur arc en cils ils retenaient l’infini au parvis de la poésie. »[7]

 Ainsi les yeux de ces acteurs semblent dotés d’une puissance attractive importante, par la violence de leur expression qui est avant tout humaine.

 

 Le maquillage avait une grande part dans la représentation théâtrale. Il permettait de corriger les défauts d’un visage peu réceptif à la lumière, en accentuant les traits ou au contraire en les diminuant. Sarah Bernhardt accorde une place importante au maquillage dans son traité intitulé L’Art du théâtre. Jules Lemaître disait d’elle qu’elle était grimée à ravir. A cette époque, tout le visage est maquillé. Elle écrit « Le maquillage des yeux et de la bouche change tout le dessin d’un visage. Le soin qu’on lui apporte doit donc l’emporter sur tout autre maquillage du visage : joues, lobe des oreilles, nez, etc. » (p.216). Elle indique également que le maquillage est en rapport avec les dimensions du théâtre: « plus la salle est grande, plus le maquillage doit être accentué » car « l’importance des traits de l’acteur se perd dans l’éloignement des spectateurs qui les perçoivent avec peine » (p. 217). Il doit aussi prendre en compte la lumière, si celle si est puissante, les traits doivent être accusés. Ainsi le but du maquillage est de rendre plus apparents les traits du visage. Cela va très loin puisqu’elle donne l’exemple d’une actrice qui avait de petits yeux mais l’arcade sourcilière très marquée et qui se dessinait au bleu des yeux artificiels. Selon Sarah Bernhardt, la salle voyait de grands et beaux yeux. Il faut donc être prudent quant à ce que percevaient réellement les spectateurs. Car si un tel artifice n’était pas perçu on peut se demander si les critiques, n’inventaient pas ce qu’ils voyaient, sous l’effet de l’imagination ou de l’exaltation poétique. En effet, la critique semblait alors être une véritable écriture littéraire et pas seulement journalistique. Ce qu’ils pouvaient voir relevait sans doute beaucoup plus d’une expression générale de visage que d’un regard réel. Mais bien entendu cela différait selon la taille des salles. Ainsi à la comédie française, considérée comme une grande salle, le maquillage devait certainement âtre plus accentué. L’effet produit par le maquillage de l’acteur est très important pour comprendre l’intérêt pour la photographie.

 Sarah Bernhardt différencie le maquillage des hommes et des femmes à cause de leur fonction, celle de la femme étant selon elle, de séduire : « Le maquillage des hommes n’est pas le même que celui des femmes. Il peut être plus accentué alors que ce dernier doit viser (hors les cas spéciaux des têtes caractéristiques) à rappeler le visage de l’actrice d’un des types de la beauté féminine parfaite, le rôle de la femme étant bien plus que celui de l’homme de plaire aux regards. » (p.216) Bernard Schaw en 1895, reconnaît sur son visage les effets de la peinture impressionniste qui « donnent aux chairs la belle couleur des fraises à la crème » par la reproduction des ombres en rose et en pourpre[8]. Mais le maquillage n’est pas tant fait pour plaire que pour satisfaire aux besoins du rôle. Il s’agit grâce à des artifices d’ajouter encore un degré à l’illusion et de masquer totalement la personnalité de l’acteur. On peut ainsi vieillir une personne ou refaire totalement une bouche. Par l’usage du blanc, cette dernière peut en effet, être effacée. Ainsi le maquillage est comme un masque sur le visage de l’acteur, bien que, comme Sarah Bernhardt le dit, il doit être adapté à chacun, selon ses défauts ou qualités physiques particulières. Cette citation, extraite d’un article de Sarcey daté du 28 juin 1881, à propos de Sarah Bernhardt dans La Dame aux camélias, est assez intéressante quant au résultat que peut rendre un maquillage (Quarante ans de théâtre, Tome 5, p. 192) : « Le premier soir elle était si violemment entrée dans la situation que de grosses larmes, des vraies, tombaient de ses yeux et roulaient silencieusement sur son visage défait, où elle creusaient deux sillons parallèles. » Cependant si Sarcey peut voir la trace du maquillage, c’est sans doute, et cela confirme ce que l’on soupçonnait, qu’il devait avoir de très bonnes places. Toujours est-il que, même si certains le louaient, le maquillage de Sarah Bernhardt était très critiqué à l’étranger, notamment à cause de son outrance qui le faisait apparaître comme un masque. En Angleterre, William Henry Rice créa Sarah Heartburn, un personnage au visage mi-blanc mi noir pour ridiculiser cette outrance de maquillage fréquente dans ses rôles. En Australie, « son excès de maquillage surprenait ; il paraissait avoir été posé irrégulièrement sur son visage, et l’effet produit était celui d’un masque. »[9]

 Pourtant même avec tout ce fard, il semble que l’intériorité du comédien était visible, qu’un certain rapport au visage, réel –même si ce dernier ne l’était pas, était possible. Voici une phrase d’André Antoine qui met en évidence cette « apparition » du visage :

« La pâleur sacrée montant sur la face du tragédien sous le fard, était un des plus sublimes spectacles que l’on ait contemplé depuis qu’une scène existe ; tout l’appareil théâtral s’évanouissait ; il semblait que le plafond de la salle s’ouvrait pour laisser descendre des forces mystérieuses et écrasantes sur cet homme revenu du fond des ages… »[10]

 Là encore il faut faire la part entre la réalité et la poésie du témoignage. Cependant, si Antoine voit cela, peu importe que cela soit « vrai » ou pas, s’il peut le voir, c’est que même masqué par le maquillage, le comédien reste humain et n’est pas vide à l’intérieur. Il y a quelque chose sous le masque. Voici un exemple que donne Sarah Bernhardt, à propos de cette « apparition » du visage et donc de l’intériorité. Cela se passe lors d’une représentation de Rome vaincue, où elle jouait le rôle d’une vieille aveugle. Un soir elle fût prise de violentes douleurs quelques minutes avant d’entrer en scène. Faisant un effort de volonté, elle entre en scène :

«  Ma figure bouleversée par la souffrance, mon front barré par la volonté de ne plus souffrir, tout mon être trépidant sous la morsure des douleurs rejetées hors de moi, firent une telle sensation sur le public, qu’il trépigna d’enthousiasme à mon apparition. » [11]

 

2- L’expression des émotions

 Le jeu des acteurs de cette période consiste surtout en une recherche de la vérité. Il s’agit d’exprimer des sentiments qui doivent être ressentis à l’intérieur mais tout doit se donner à voir. Or le visage est le lieu de l’expression des sentiments par excellence.

 Contre Diderot, Sarah Bernhardt, pense qu’ « il faut éprouver tous les sentiments qui agitent l’âme du personnage qu’on veut représenter » (L’Art du théâtre, p. 74). Selon elle la sensibilité ne s’apprend point et c’est elle qui fait les grands comédiens. Chaque sentiment doit être ressenti et extériorisé, car « il ne suffit qu’il [le comédien] ressente en lui les crises violentes de la passion, il doit les exprimer au dehors» (id. p.77).

 A propos de Sarah Bernhardt, Mucha a écrit : « Ainsi on peut dire à son propos que rarement l’âme d’un être s’est plus fidèlement extériorisée. Chacun des traits de son visage et chaque pli de sa robe était profondément conditionné par ses nécessités psychologiques. »[12] En effet, selon elle, « il serait inutile de chercher à faire agir tel ou tel muscle du visage pour exprimer les sensations diverses de la pensée, l’expression de la face se modifiera dans le cours du soliloque » (L’Art du théâtre, p. 172). Ainsi, le visage est bien le lieu de l’expression des sentiments. De plus « le geste doit précéder la parole » (id. p 116), il n’est donc pas une conséquence. Or la parole révélant l’âme, c’est par la parole que s’expriment les sentiments. Le geste n’est là que pour amener la parole, donc amener les sentiments. « Il est l’expression de la pensée » (id. p.116). Les sentiments se révèlent sur le visage presque à l’insu de l’acteur car celui-ci ne doit se préoccuper que de ressentir lorsqu’il joue.

 S’il est difficile, comme on l’a déjà remarqué, de faire la part de la réalité et de la poésie dans les différents témoignages concernant le visage des acteurs, ce que l’on sait c’est que celui de Sarah Bernhardt était très expressif. Comme Mucha l’a dit, chacun des éléments de celui-ci était vivant, c'est-à-dire en mouvement. Voici une remarque de Graham Robertson évoquant Sarah Bernhardt dans La Dame aux Camélias[13]. Il la regardait des coulisses à quelques mètres de distance : « Un regard rapide au messager qui apporte la nouvelle [de l’arrivée d’Armand] et le visage hagard s’illumine, la peau se tend, produisant un effet de transparence comme éclairée de l’intérieur, les pupilles se dilatent pour couvrir presque l’iris entier et luisent sombrement, les lèvres contractées se détendent et prennent des courbes douces et enfantines tandis qu’il en sort un cri qui, à cette faible distance ne parait pas plus fort qu’un souffle et qui s’entend cependant, jusqu’au confins du théâtre. » Etant près, il peut voir jusqu’au changement d’apparence de l’œil. Mais, là encore, on peut se demander où est la part d’imagination ?

 

 Dans L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, Darwin écrit : « J’espérais trouver beaucoup d’aide chez les grands maîtres de la peinture et de la sculpture, qui sont des observateurs si minutieux. » mais cela ne l’a pas aidé pour ses études sur les passions : « La raison en est sans aucun doute que, dans les œuvres d’art, la beauté est le but principal ; et la forte contraction des muscles faciaux détruit la beauté. »[14]

Cette remarque est très intéressante pour notre sujet. En effet, dans L’art du théâtre, de Sarah Bernhardt, on trouve de nombreuses occurrences quant à la recherche de la beauté dans l’art. Pour elle, le théâtre « marche sans cesse à la conquête du beau. » (p. 186). Cette notion de beauté est liée à celle d’idéal : « Ainsi le théâtre, l’art dramatique se révèlent comme le complément de l’histoire et de la philosophie ; ils développent l’amour du beau et du bien. Leurs adeptes gardent le feu sacré de l’art, l’art qui sous toutes ses manifestations est la plus belle création de l’esprit humain. »[15] Mounet-Sully évoque aussi très souvent l’Idéal de l’art. En outre, les témoignages sur le visage de ces acteurs, nous l’avons vu, les disent tous beaux. D’ailleurs Sarah Bernhardt ne dit-elle pas que le théâtre est un art féminin, à cause de la nécessité de plaire : « Le visage d’une femme est rarement complètement laid, surtout s’il est animé du désir de plaire ; et c’est toujours le but de la Comédienne, quel que soit son rôle, celui-ci fût-il un rôle de marâtre. L’important pour l’artiste qui se destine à la scène est d’être bien proportionné, l’expression du visage se modifie sous la pensée des sentiments à exprimer. »[16]

 Aussi, en lisant cela me suis-je dis que leurs expressions de visages ne devaient pas être très marquées, qu’il devait y avoir certaines expressions de visage à ne pas réaliser s’y l’on ne voulait pas déplaire. En effet, nombreuses sont les critiques qui louent la grâce de Sarah Bernhardt. Mais dans les critiques de Sarcey, on trouve aussi des expressions comme celles-ci : à propos de Mounet-Sully dans Créon, Antigone, le 27 novembre 1893 : « le visage égaré » et à propos de Sarah Bernhardt dans le rôle de Marguerite dans La Dame aux camélias : le « visage défait » (Quarante ans de théâtre, tome 5, p 193). Qu’est ce que cela signifie ? Le visage est-il pour autant laid ? Si le visage est défait ou égaré c’est en tout cas que l’expression est marquée. Mais le visage peut également être disgracieux. L’est-il dans le jeu des « monstres sacrés » ? C’est une hypothèse qu’il faut vérifier. Il s’agit de comprendre ce qui marque et modifie réellement le visage.

 

 

 b) La mobilité du visage sous l’effet des passions

 Nous allons étudier les caractéristiques majeures de l’expression des émotions à travers les propos de Le Brun et ceux de Darwin. Il faut tout d’abord signaler que pour ces deux théoriciens, l’émotion (passion pour Le Brun) peut être soit active, soit passive. Darwin parle d’émotion déprimante (frayeur, horreur) ou excitante (joie, colère). 

 Lorsqu’il étudie le comportement des singes et des animaux, Darwin décrit souvent leurs expressions à travers la position de la bouche et des mâchoires. Or, c’est la partie du visage qui a le plus de mobilité, celle qui peut donc exprimer le plus de choses. Le Brun disait, lors de sa conférence sur l’expression des passions que la bouche reflète les mouvements du cœur : « Mais au contraire, si le cœur ressent quelque passion, ou s’il s’échauffe et se roidit, toutes les parties du visage tiennent de ce mouvement, et particulièrement la bouche ; ce qui prouve, comme je l’ai déjà dit, que c’est la partie qui de tout le visage marque plus particulièrement les mouvements du cœur. Car il est a observer que lorsqu’il se plaint, la bouche s’abaisse par les côtés ; et quand il est content, les coins de la bouche s’élèvent en haut ; et quand il a de l’aversion, la bouche se pousse en avant et s’élève par le milieu. »[17] Les yeux en effet, selon lui, même s’il font voir l’agitation de l’âme ne font pas connaître la nature de cette agitation.

 Un autre élément est très important dans l’analyse de Darwin, il s’agit du fait que les singes ne froncent jamais les sourcils (p. 193). Or cette caractéristique est considérée par Darwin comme étant une des expressions les plus importantes chez l’homme. Le froncement de sourcil est un mouvement qui peut changer considérablement l’expression du visage. Voici ce que dit Le Brun à ce sujet : « le sourcil est la partie de tout le visage où les passions se font mieux connaître ». [18]

 Ainsi on constate que les deux éléments les plus importants dans la transformation du visage sous l’effet des émotions sont les sourcils et la bouche. Ces jeux de visages étaient certainement pratiqués par certains acteurs, même si, pour les deux que j’ai choisi, je n’ai pour l’instant, trouvé aucune critique qui évoquait le mouvement de la mâchoire ou des sourcils. On trouve par contre beaucoup de propos concernant les yeux et le regard. Cependant dans ses Souvenirs d’un tragédien, Mounet-Sully écrit, à propos d’une de ses camarades de classe au conservatoire, Melle Héricourt : « Elle devrait toujours froncer le sourcil. Sa physionomie gagne cent pour cent à l’expression des sentiments violents. » Ainsi, on savait mettre sur scène des sentiments violents. Voici ce que dit Sarcey à propos de Sarah Bernhardt dans le rôle-titre de Fédora (in Quarante ans de théâtre, Tome 6, p. 101) : « Mais le visage est si expressif, toutes les passions s’y peignent avec une violence si farouche, qu’on lit sur sa physionomie mobile et vivante les mots que l’on n’entend pas ». Ainsi les « monstres sacrés » pouvaient exprimer des sentiments violents et très expressifs et mettre sur le masque des physionomies tourmentées. Cependant on ne dit jamais qu’ils sont laids. La recherche est toujours celle de la beauté. Aussi la violence s’accompagne-t-elle obligatoirement de délicatesse dans l’exécution, dans le cas contraire cela devient grossier.

 Cependant, il est intéressant de voir ce que l’on entend par beauté. Dans la conférence de Le Brun, il est clair que cette notion est empreinte d’une tradition catholique, la beauté est associée à la bonté. Aussi, bien souvent, les expressions considérées comme des péchés sont traduites par une certaine monstruosité des traits allant de pair avec une grossièreté. Il est par exemple très intéressant de noter que le désir est rendu de manière très violente. La figure a un air sauvage. C’est pourquoi je me demande, étant donné que Sarah Bernhardt était très attentive au choix de ses rôles (elle accorde d’ailleurs une place importante à ce sujet dans son traité) si les rôles qu’elle décidait d’interpréter (et je pense que Mounet-Sully agissait de façon semblable) n’étaient pas choisis en fonction de ce qu’il y avait à jouer, la noblesse de l’attitude étant une chose très importante pour susciter l’enthousiasme du public. Or il est beaucoup plus simple de paraître noble dans la tragédie ou le drame que dans la comédie.

  Mais on peut aussi supposer, comme les « monstres sacrés » évoquent souvent la notion d’Idéal, que, dans leur conception de l’art, le beau et le laid ne s’opposent pas mais au contraire, comme dans la philosophie de Platon, ils renvoient tous deux à l’Idée, c'est-à-dire à une aspiration. Or, celle-ci est semblable au désir qui change constamment d’objet parce qu’il semble viser autre chose, au delà de tous les objets. Ainsi chaque expression du visage, parce qu’elle est liée au visage, renvoie à l’Idée, c'est-à-dire à quelque chose qui va au-delà d’elle-même.

 

 Darwin explique le fait que les émotions se lisent sur le visage, en suivant la théorie de Monsieur Spencer qui dit que quand on a une émotion forte, la sensation que l’on éprouve est produite par une force nerveuse qui doit se dépenser, c'est-à-dire engendrer une manifestation équivalente de force. Or comme les muscles faciaux sont les plus utilisés, ce sont donc les premiers à être mis en action. En effet, il reprend à son compte une théorie démontrée par Sir Charles Bell qui a démontré la relation entre les mouvements de l’expression et ceux de la respiration. Ce qui là encore, lie parole et émotion, autrement dit, voix et sentiment. La respiration étant une des choses naturelle et nécessaire à la vie, la contraction de certains muscles du visage l’est aussi, notamment de ceux qui concernent l’émission des sons. En effet, pour alerter ou dire son désir, la voix est nécessaire. Le son est donc au départ une réponse à un problème de survie. En effet, chez les animaux, l’utilisation de la voix est associée à la souffrance. En outre, les nourrissons sont très sensibles aux bruits, et ce, dès leur plus jeune age. Ainsi quand l’appareil sensoriel est excité, les muscles du corps entrent en action et des sons bruyants peuvent être poussés. Le mécanisme est le même que pour les mouvements. Selon les circonstances, la voix se modifie (sonorité, timbre, hauteur, étendue).

Darwin reprend l’idée d’un autre scientifique, Spencer, idée selon laquelle le langage des sentiments est intimement lié à la musique vocale (p. 121-122). Spencer explique cela par la loi générale de toute sensation qui est un stimulus pour l’action musculaire. Mais selon Darwin cela reste trop général et ne permet pas d’expliquer les différents langages et notamment le chant. A ceci près que, pour nous, cela signifie que toute parole se répercute sur le corps et que le fait de donner telle ou telle consonance musicale à tel mot, ne produira pas la même émotion. Or Darwin le dit, l’émission du son est due à l’ouverture de la bouche. Les recherches de Helmholtz à l’époque, avaient montrées que la forme des lèvres et de la cavité de la bouche détermine la hauteur et la nature des sons vocaliques qui sont émis. Ainsi une certaine physionomie du visage détermine un son et donc un sentiment de la part de celui qui émet et de celui qui reçoit. Sarah Bernhardt et de nombreux critiques disaient que c’est la voix qui touche et porte le public. Ainsi le face-à-face entre l’acteur et le spectateur devient par la voix de l’acteur un corps à corps.

 



[1] cité dans Cent ans de théâtre par la photographie, Maximilien Gauthier et René Coursaget, Edition l’Image, Paris, 1947

[2] idem. 

[3] cité dans Cent ans de théâtre par la photographie, Maximilien Gauthier et René Coursaget, Edition l’Image, Paris, 1947

[4] Francisque Sarcey, Comédiens et comédiennes, 1ère série, La comédie française, Librairie des bibliophiles, Paris, 1976, p. 6

[5] Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Tome 3, Corneille, Racine, Shakespeare et la tragédie, Bibliothèque des annales, 1900, p. 302

[6] Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Tome 3, Corneille, Racine, Shakespeare et la tragédie, Bibliothèque des annales, 1900, p. 232

[7] Ludovic Bron, Sarah Bernhardt, Paris, La Pensée française, 1925 cité dans Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition de la BNF, dirigée par Noëlle Guibert, 2000, p. 122

[8] in Georges Banu, Sarah Bernhardt, Sculptures de l’éphémère, Caisse nationale des monuments historiques, 1995

[9] Mariella Rizzi, « La fascination de l’étranger, la muse ferroviaire » in Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition dirigée par Noëlle Guibert, BNF, 2000, p.159

[10] cité dans Cent ans de théâtre par la photographie, Maximilien Gauthier et René Coursaget, Edition l’Image, Paris, 1947

 

[11] Sarah Bernhardt, L’Art du théâtre, Edition l’Harmattan, 1993, p. 205

[12] Mucha, Mes souvenirs sur Sarah Bernhardt, cité par Claudette Joannis dans son article intitulé « Les costumes de Sarah : le défi du narcissisme », in Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition de la BNF dirigée par Noëlle Guibert, 2000

[13] D’après E Stoullig dans Le Rappel, cité dans Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition de la BNF, dirigée par Noëlle Guibert, 2000, p.65

[14] Charles Darwin, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, traduit de l’anglais par Dominique Férault, Editions Payot et Rivages, 2001, p 24

[15] Sarah Bernhardt, L’art du théâtre, p. 179

[16] Sarah Bernhardt, L’art du théâtre, Editions L’Harmattan, 1993, p 40

[17] LE BRUN Charles, « Conférence sur l’expression des passions », introduite et commentée par Hubert Damish, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°21, La Passion, Paris, printemps 1980, pp.93-131

 

[18] idem

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