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Portraits d'Acteurs

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24 avril 2007

Conclusion

CONCLUSION

 

 Il est très difficile de comprendre quels ont été les rapports des spectateurs de l’époque avec le visage de ces acteurs qui les transportaient et qu’ils ont appelés « monstres ». Toute cette recherche étant basée sur des témoignages, ceci n’est en somme que des suppositions, une réflexion sur l’acteur et les différents rapports au visage que sa présence engendre.

 S’il existe de nombreux témoignages concernant le visage des « monstres sacrés » -ou devrais-je dire « les visages », il est certain que sur scène le visage n’a pas le même impact pour celui qui le regarde que sur une photographie. Avec cette dernière, le visage est approprié par l’autre, il est presque devenu objet, un objet d’admiration ou de désir, medium du rapport de soi à l’autre et par là du rapport à soi-même.

  Il semble cependant que la clé de toute cette dialectique du visage soit le rapport de l’homme à la mort, le conflit qui s’exerce entre ces acteurs et la condition de la vie humaine. En recréant la vie, ils s’échappent de la condition humaine et rejoignent le monstrueux. En se créant de multiples visages, ils abandonnent leur « moi » pour aller à la rencontre de l’autre.

 Quel médium eût pu mieux représenter cette lutte à mort contre eux-mêmes qui faisait le drame de ces êtres dont la seule idée était de nier le temps ? Je voudrais citer cet extrait d’un poème de Rossetti, un artiste symboliste, dont on trouve la trace dans l’histoire de Marcel Proust puisqu’il fut écrit par un de ses amis au dos d’une photographie qu’il lui donna en souvenir. Cet extrait, je l’ai retrouvé dans le catalogue de la BNF intitulé Portrait(s) de Sarah Bernhardt, page 175. Il s’agit de Léon Daudet, évoquant Sarah Bernhardt à sa mort dans un article paru dans L’Action française, le 28 mars 1923 (le poème de Rossetti, ce sont les deux dernières phrases) :

« Chère, grande et bonne Sarah Bernhardt !

Ici repose le mirage de nos illusions. Ô Rossetti !...

Regarde mon visage ! Mon nom est : j’aurais pu être.

Et l’on m’appelle aussi : jamais plus, trop tard, adieu. »

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24 avril 2007

Partie III

III- La diffusion de l’image : dialectique de l’intime et du public

1/ Les supports de l’image

 La demande publique des portraits de « stars » de la politique, des lettres, ou des arts est énorme. Cette diffusion devient bientôt une des raisons essentielles de l’activité des ateliers. Quand on sait l’engouement que suscitaient les acteurs de théâtre, on comprend pourquoi la photographie de théâtre est essentielle pour les ateliers. La photographie prend alors le relais de la gravure et de la lithographie pour répandre le visage. Etant facilement reproductible, elle peut être diffusée plus facilement. Il est intéressant de noter que la commercialisation de ces portraits précède la grande ruée du public dans les ateliers. Cela induit que la fascination du visage précède l’expérience de la pose : « A partir de ce moment là, la société se rua comme un seul Narcisse pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’emparèrent de ces nouveaux adorateurs du soleil ».[1] Elle est donc liée à l’illusion, au rêve et non à la conscience d’une expérience de soi très concrète. Dans La Curée, Zola évoque la prolifération des portraits d’actrices –qui sont les plus diffusés dans les milieux populaires: « [Maxime] avait des portraits d’actrices dans toutes ses poches et jusque dans son porte-cigarettes. Parfois il se débarrassait, il mettait ces dames dans l’album qui traînait sur les meubles du salon et qui contenait déjà des portraits des amis de Renée. »[2] Il est possible que ce phénomène soit dû au fait que les théâtre à l’italienne de l’époque empêchaient ceux qui avaient les places les moins chères c'est-à-dire les plus éloignées cde voir de près le visage des acteurs. Or la volonté de voir de près le visage de quelqu’un qu’on admire est très fréquente et caractéristique de l’époque de l’exaltation du visage humain par la photographie. Voici un extrait d’un article de Paul Gaulot qui parle de ce phénomène : « Quelque curiosité aussi les attire –ils (les admirateurs de Mounet-Sully) sont bien aise de voir de près les objets de leur admiration. »[3] C’est en quelque sorte les débuts des premières manifestations de « fans ».

 

 En ce qui concerne Sarah Bernhardt, la presse est à l’affût de ses moindres faits et gestes. Se faisant photographier par tous les plus grands photographes, un nombre considérable de photographies d’elle circule. A sa mort en 1923, Comoedia publie un numéro spécial, avec de nombreuses photographies de l’actrice et de ses grands rôles.

 

 En 1854, Disdéri invente le portrait-carte. Grâce à cette invention il peut faire six ou huit épreuves d’une même personne. Ce nouveau format photographique a la taille d’une carte de visite. L’individu est représenté en pied appuyé à une colonne tronquée ou assis sur une balustrade, tenant son chapeau ou lisant son journal. On pouvait ainsi offrir des portraits de soi à sa famille ou à ses amis. Le prix était inférieur à un tirage grand format. En 1863, il invente la carte-mosaïque qui permet de faire un montage de plusieurs photos sur une même carte. A la fin du siècle, les portraits-carte représentent des individus en buste, le visage se rapproche du spectateur. Les portraits d’actrices dans des poses lascives sont diffusés dans la presse ou sur support de cartes postales au début du XXème siècle. Cela procure de nouvelles opportunités aux grands ateliers. Des éditeurs se spécialisent dans les portraits d’actrices. C’est le cas de Tresse au Palais Royal. Il publie Foyers et coulisses, qui est constitué d’anecdotes sur la vie des théâtres parisiens. Proust dans A la recherche du temps perdu (A l’ombre des jeunes filles en fleurs) évoque ce phénomène. Le narrateur raconte qu’il est allé acheter une carte postale de la Berma avec sa bonne. La carte-cabinet succède à la carte de visite. De plus grand format, elle est un support de diffusion pour les collectionneurs. Proust, lui parle de carte-album, qui est un format encore différent.

 

 En 1880, aux Etats-Unis, apparaît la première photographie dans un journal. En France, elle apparaît en 1886. Il s’agit d’une photographie de Nadar, représentant le chimiste E. Chevreuil dans le Journal illustré. Mais dès 1873, les journaux sont abondamment illustrés (par la gravure ou le dessin). A partir de cette époque l’acteur n’est plus le maître, la presse décide. Elle demande des vedettes. La presse manipule alors l’image des acteurs et contribue à leur renommée. Sarah Bernhardt devient la première star photographique. Jusque-là les photographies n’étaient destinées qu’à l’acteur et à ses admirateurs proches. Il existe de nombreuses caricatures de Sarah Bernhardt, se moquant notamment de son extrême minceur. Les caricatures furent surtout diffusées à l’étranger. Dans un journal Américain, une photographie de Sarah Bernhardt, de son vivant, dans un cercueil capitonné couvert de fleurs parait dans un magazine.

 Mais Sarah Bernhardt vend également son image en posant pour des publicités pour des produits de consommation paraissant dans les journaux ou sur des affiches (Mucha, pour les produits LU).

 Avec la diffusion du portrait, c’est l’insertion de la vie privée dans le public. Les acheteurs de cartes ou de journaux entretiennent des relations privées avec le visage de Sarah Bernhardt. Celui de Mounet-Sully n’a pas eu cette diffusion car le visage des hommes n’avait pas le même impact sur le public, la majorité des gens de lettres étant des hommes. En outre, l’époque était au culte de la femme avec les préraphaélites, l’art nouveau et la ligne serpentine.

 

2/ Sarah Bernhardt : le visage et le mythe

 Sarah Bernhardt a inspiré de nombreux artistes postromantiques que l’on a appelés les décadents, les symbolistes en font partie. L’époque est à l’androgynie. Avec sa maigreur et la pâleur de son visage, elle a contribué à faire naître un nouveau modèle de féminité. Elle a incarné tous les fantasmes de la Belle Epoque. Faisant très attention à son image, elle mettait un soin tout particulier à choisir ses costumes et ses bijoux, à se grimer. Julie Dior, dans sa thèse intitulée Visage, masque et jeu, écrit ceci : « La mascarade féminine est la part qu’une femme met d’elle-même dans sa beauté et un des moyens par lesquels une femme entre en rapport avec son double, la Femme ou le mythe de la féminité[4] ». Le double est selon Lacan, l’autre partie du moi qui sert pour la séduction, qui entre en jeu lors de la parade amoureuse. Plus loin, elle cite Jean Clavreul : « La féminité n’est donc une mascarade que dans la mesure où on porte un masque afin de désigner qui on est, afin que personne ne s’y trompe. […] virilité et féminité ne se réfèrent aucunement à quelque « essence » de l’homme et de la femme ». Il est intéressant de noter que le mot italien pour maquillage est « trucco ». Cela vient du latin « trudicare » qui signifie stratagème. En anglais, le mot « make up » signifie compenser pour quelque chose que l’on a pas ou parer à un manque. Ainsi la volonté de plaire de Sarah Bernhardt, lui fait se composer un masque, quelque chose qui remplace : « ce qui est diabolique dans le masque, ce n’est pas ce qu’il cache, c’est le fait qu’il est le transformé du visage et qu’il brouille les frontières.[5] » Mais ce besoin de plaire avait un caractère morbide : Colette parle de « son souci irréductible de plaire, de plaire encore, de plaire jusqu’aux portes de la mort. »[6] C’est le même souci que l’on retrouve chez les stars de cinéma du XXème siècle qui ont vendu leur image par peur de la voir s’enlaidir et de ne plus plaire, la figure la plus évidente de ce combat est Marilyn Monroe. Ces femmes sont toutes angoissées par l’idée de la mort et de la vieillesse. Or une chose qui a été évoquée de nombreuses fois dans les journaux de l’époque, c’est son éternelle jeunesse, quasiment monstrueuse. Edmond de Goncourt a écrit dans son journal : « Je suis à côté, tout à côté de Sarah et chez cette femme qui toucherait à la cinquantaine, le teint du visage qui n’a aucun maquillage, pas même de poudre de riz est un teint de fillette, un teint d’un rose tout jeunet, sur une peau d’une finesse, d’une délicatesse, d’une transparence curieuse aux tempes, sous le réseau de petites veinules bleues. »[7] Il a été souvent dit que Sarah Bernhardt avait trouvé une seconde jeunesse à cinquante ans. Cette fascination pour l’image de la beauté face à la mort est très ancienne : on retrouve l’image de Méduse qui fascine par sa beauté morbide. Ce rapport qu’entretient l’homme vis-à-vis de son image face au temps est un syndrome de ce que Nietzsche appelle la peur de la dégénérescence qui effraie et affaiblit l’homme : « cela lui rappelle la déchéance, le danger, l’impuissance ; et de fait, il y perd de sa force ».[8]

 Pourtant dans les journaux américain, à la fin de sa vie on annonçait la venue de « la plus vieille femme du monde » (cité par Georges Banu dans Sarah Bernhardt, sculptures de l’éphémère) et le narrateur de La Recherche écrit ceci : « Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie […] m’avait tant troublé. La Berma avait, comme dit le peuple, la mort sur le visage. Cette fois c’était bien d’un marbre de l’Erechtheion qu’elle avait l’air.[9] » Le narrateur compare alors une photographie de la Berma vieille, avec celle qui l’avait tant ému adolescent. La photographie est alors une trace du temps qui passe.

 

 Cette fascination pour le visage de Sarah Bernhardt s’explique bien entendu par son jeu d’une grande précision et d’une diversité surprenante dans les expressions du visage mais également par l’usage de la photographie. En effet, celle-ci suppose un rapport intime du spectateur au visage de celle qu’il admire de loin. C’est le cas du narrateur de La Recherche, qui, nous l’avons déjà évoqué achète des photographies de la Berma. Proust lui-même possédait de nombreuses photographies de Réjane, un autre « monstre sacré », qui a également servi de modèle au personnage de la Berma. Dans ses écrits, Proust évoque ces photographies de Réjane. Il lui demande en cadeau pour son prix Goncourt, une photographie d’elle en prince de Sagan. Dans le passage du roman où il est question de la photographie de la Berma, Proust ne précise pas le personnage dans lequel elle est représentée. Comme il le fait dans ses autres écrits et vu ce qui se passe avec cette photographie, on peut supposer que la Berma est en photographie de « ville », sinon elle est sans doute représentée avec le costume de Phèdre.

 Cependant, il est intéressant de constater que le visage de la Berma semble se détacher de l’image que le spectateur se fait d’elle. Il n’est pas à la hauteur du « monstre », il ne suit plus l’image qu’elle donne d’elle. Son humanité n’est plus à la mesure de sa notoriété ou de ce qu’elle provoque d’émotion lorsqu’elle est sur scène. L’actrice a donc plusieurs visages. Nous allons démontrer cela par la suite. Voici ce que dit le narrateur de La Recherche lorsqu’il est ému par la photographie de la Berma : « Les innombrables admirations qu’excitait l’artiste donnaient quelque chose d’un peu pauvre à ce visage unique qu’elle avait pour y répondre, immuable et précaire comme les personnes qui n’ont pas de rechange, et où elle ne pouvait exhiber toujours que le petit pli au dessus de la lèvre supérieure, le relèvement des sourcils, quelques autres particularités physiques, toujours les mêmes qui, en somme, étaient à la merci d’une brûlure ou d’un choc.»[10] Cette notion de fragilité du visage est caractéristique de l’humanité du visage et du rapport de face à face selon Lévinas. Pour lui : « Voir un visage c’est entendre la parole biblique « Tu ne tueras pas ». »[11]

 J’émets l’hypothèse que, si à cette époque il y a eu un tel engouement pour les photographies de célébrité et notamment des « monstres sacrés », c’est d’une part à cause de ce rapport érotique au visage féminin mais également à cause de la monstruosité de ces acteurs qui avaient deux visages. Or ce qui est caché suscite toujours beaucoup d’intérêt. On veut toujours savoir ce qui se trouve derrière. Nous allons maintenant évoquer la monstruosité de ces acteurs. Elle est justement liée à cette question des rapports entre visage et intériorité.

 

3- La quête de l’humanité à travers le visage

A/ La notion de monstruosité

 D’après le Trésor de la Langue Française, le mot « monstre » vient du latin « monstrum » dérivé de « monere » qui signifie : attirer l’attention sur, éclairer, avertir, inspirer. Ce terme appartient à l’origine au vocabulaire religieux. Il est un « prodige qui avertit de la volonté des dieux », par la suite il est un « objet de caractère exceptionnel, un être de caractère surnaturel ». Le monstre a donc un rapport avec le sacré. La notion de sacré sous-entend une limite, une séparation entre deux espaces : sacré et profane. Elle est liée à une conception duale du monde qui oppose bien et mal, corps et esprit….Ce qui est sacré est ce qui ne peut être touché sans être souillé ou sans souiller. De là, le double sens de sacré et maudit. Les deux mots renvoient donc à une réalité étrangement semblable.  

 Le monstre est une personne qui surprend par sa singularité ou qui s’écarte des normes habituelles. La notion de monstre sous entend l’idée d’une moyenne, un jugement par rapport à une norme, à des principes établis. Le monstre se démarque par sa démesure. Ainsi, selon Anne Carol, le monstre est du côté du corps extrême[12]. Transposé dans le domaine esthétique, le monstrueux est le grotesque qui déforme certains traits au-delà des limites permises. Ce qui est très important dans cette notion de norme c’est que la physionomie, l’apparence extérieure font douter de l’humanité. Le monstre rompt avec son espèce, il brise ainsi les frontières rassurantes du vivant. La notion de rareté est donc très importante, avec celle de faible visibilité. En effet, la banalisation de la rencontre avec le monstre, ôte à la monstruosité. Le monstre n’est donc pas viable en société. Cependant, selon la nouvelle étymologie que lui attribue Liceti au XVIIème, le monstre est également celui que l’on « monstre » (montre) en raison de son aspect surprenant. Le célèbre cirque Barnum fondé au 1871 s’en fait une spécialité. Marie Colombier, actrice faisant partie de la troupe de Sarah Bernhardt, a d’ailleurs écrit Les mémoires de Sarah Barnum dans lesquelles elle parle de la tournée en Amérique de Sarah Bernhardt. Ainsi dès l’époque de celle-ci, la notion de monstruosité lui est attribuée, alors que nous l’avons vu, l’expression « monstres sacrés » n’est attestée que depuis 1940. Ainsi par cette notion de faible visibilité, le monstre est toujours aux limites de l’observation et de l’imaginaire. Cette part de l’imaginaire fait douter de l’humanité du monstre. Par la fascination qu’il suscite, celui-ci relève à la fois du héros et de l’anti-héros, de l’humain et de l’inhumain. En effet, le monstre ne laisse jamais indifférent. Il interpelle chacun, fait rire ou pleurer, fait peur. Il dérange. Selon Marie Josèphe Wolff-Quenot, le monstre est un « support de l’introspection, il aide l’homme à se connaître. Il traduit notre propre zone d’ombre, refoulée mais qui nourrit nos pensées et inspire nos créations. Grâce à lui nous essayons de comprendre comment vit et pense un homme, ce que nous sommes nous-même et comment nous réagissons. Par sa rareté et son altérité extrême, il permet de cerner le douloureux problème de la solitude, de l’exclu, du marginal, de l’autre, du fond de soi même. [13]»

 Le monstre a souvent posé question notamment quant à son intériorité. Les interrogations portent sur les rapports du physique et du moral : « La monstruosité physique ne serait-elle pas la révélation extérieure de la monstruosité morale, comme l’indique le plus monstrueux des monstres : le diable ?[14] » Dans tout cela, ce qu’il faut retenir en ce qui concerne les monstres sacrés, c’est la notion de faible visibilité, c'est-à-dire que la plupart des gens ne les voyaient que sur scène, et celle du doute sur l’humanité. En effet, leur démesure dans le jeu et leur investissement physique les rend extraordinaire, à tel point qu’ils se placent du côté du divin. Mais ce qui les rend monstrueux plus encore c’est la façon dont ils vivent leur art, la manière dont ils travaillent.

 

B/ Les milles visages des monstres sacrés

 Marie Colombier, dans Les Mémoires de Sarah Barnum écrit ceci : « Ce diable de femme a trouvé l’extraordinaire moyen du dédoublement qui semblait jusqu’alors réservé aux dieux. » Cette phrase renferme en elle-même tout ce qui faisait les « monstres sacrés ». En effet pour eux, ils jouent la vie de quelqu’un d’autre. Sur scène ce n’est plus eux, leur personnalité doit rester dans les coulisses. Voici ce que dit Sarah Bernhardt : « Le naturel ne va point sans une réelle puissance de l’artiste à extérioriser sa personnalité. Il faut en quelque sorte qu’il s’oublie lui-même, qu’il se dévête de ses propres particularités pour revêtir celles de son rôle. L’émotion même du moment, la joie ou la douleur, nées des évènements de la journée, il doit les oublier.[15] » Un peu plus loin, elle écrit : « Il faut jeter à bas les ennuis, les soucis de la vie, pour quelques heures dépouiller sa personnalité, et l’on marche dans le rêve d’une autre vie, oubliant tout. » Ainsi « l’acteur doit devenir le personnage qu’il doit représenter », « insérer dans sa conscience les sentiments » de celui-ci. Voici ce que dit Mounet-Sully à ce propos : « Je cherchais en le jouant et selon ma méthode habituelle, à me persuader que « c’était vrai », que j’étais Joad… […]L’ampleur du personnage fait craquer la peau de quiconque l’interprète. »[16] Ici c’est le corps entier qui fait comme un masque.

 Ainsi selon les propres mots de Sarah Bernhardt : « il n’est pas d’artiste digne de ce nom sans un dédoublement incessant de personnalité »[17] L’acteur accomplit une tâche inhumaine, « surhumaine » même comme elle le dit. En effet, ce travail d’éloignement de soi n’est pas sans risque. C’est une réelle offrande de soi même à l’art. L’art de l’acteur apparaît alors comme un sacerdoce. Il s’agit de s’oublier soi même. En effet, le comédien ne peut se partager entre lui-même et son rôle. Les deux ne peuvent cohabiter : « le comédien ne peut se partager entre lui-même et son rôle ; il perd son « moi » durant tout le temps où il se tient sur la scène –et ainsi sa conscience vole d’age en age, de peuple en peuple, de couche sociale en couche sociale, de héros en héros. [18]» On retrouve ici une des caractéristiques de ce que Bénédicte Martin appelle le monstre à apparence humaine, figure du cinéma fantastique et de science fiction[19]. En effet, la monstruosité de cet être réside dans l’apparence humaine qu’il arbore et sa nature réelle. Les « montres sacrés » ont donc une double monstruosité, la première, visible, réside dans leur extravagance. Nous l’avons déjà évoquée. La seconde réside dans le fait qu’ils prêtent une apparence humaine, une réalité donc, à un être qui n’existe pas. Au-dedans ils ne sont pas humains puisqu’ils rejètent leur personnalité pour en prendre une autre : l’artiste « doit donner au public la réalité d’un être qui, pour lui, n’est que fiction. Il doit, avec ses propres yeux, verser les larmes de l’autre. Il doit, avec sa propre voix, hurler les douleurs de l’autre. Son cœur à lui bât à tout rompre, car c’est le cœur de l’autre qui bât dans son cœur.[20] » Sur scène, le comédien ne s’appartient plus, il se quitte pour être quelqu’un d’autre. Dans une lettre qu’il écrit après le refus concernant sa demande d’appartenir à l’Académie des Beaux Arts, Mounet-Sully écrit « La source positive de nos enivrements est la sensation d’une vie qui n’est pas la notre et que nous sommes amenés à vivre par un effort de notre imagination. »[21]

 Sarah Bernhardt donne de précieux renseignements sur la manière dont elle travaille pour créer un personnage. Pour elle il faut le construire entièrement : « Il faut lui donner une âme, lui faire un cœur, des poumons, un cerveau, des bras, des jambes » car selon elle « tout doit être composition dans la création d’un personnage » (p. 208). Elle raconte comment elle se prépare à jouer : « Et peu à peu je m’identifiait à mon personnage. Je m’habillais avec soin ; je reléguais ma Sarah Bernhardt dans un coin. Je la faisais spectatrice de mon nouveau « moi » et j’entrais en scène prête à souffrir, à pleurer, à rire, à aimer, ignorant ce que le « moi » de moi faisait là-haut dans ma loge. » (L’Art du théâtre, p 204).  

 Ainsi la monstruosité de l’acteur est de l’ordre du divin. En se dédoublant, celui-ci créé un personnage et par là il créé la vie : « Un acteur doit dire, doit agir, doit vivre le vers au théâtre. Il faut qu’il créé d’abord la mélopée, l’inflexion qui donne l’enveloppe comme un premier vêtement ; il faut qu’il trouve le geste et la figure du personnage, sa forme générale (attitude et vêtement) ; il faut surtout qu’il en trouve le mouvement, la vie »[22] Mounet-Sully compare l’acteur à Dieu, en ce sens. Comme lui, il créé la vie, il est donc Créateur au sens fort et peut être le plus grand : « Quand Dieu eut fait œuvre de sculpteur en pétrissant le limon à son image, il lui souffla dans les narines un souffle de vie, l’anima et devint « Créateur » : Est-ce que le peintre, le compositeur, le sculpteur, le poète font rien de semblable ?

L’acteur au contraire ! De sorte que l’acteur qui passe pour non créateur est peut-être le seul qui le soit un peu ! »[23]

 Cette volonté de créer la vie rejoint cette peur de la dégénérescence et de la mort dont nous avons parlé plus haut. En créant un personnage l’acteur se créé donc un autre visage. Il y a son visage et ses visages sur scène. Colette a dit ceci : « A quelques semaines près, Sarah Bernhardt fût morte sans que je l’eusse approchée. Elle ne m’aurait laissé que les cent visages qu’elle a effeuillés sur les foules. »[24] Hélène Cixous, qui a travaillé pour le théâtre du Soleil et a notamment écrit Tambours sur la digue, écrit : « Le comédien doit apprendre à ne plus se reconnaître et à donner naissance à un autre, un autre dont les proches ne reconnaissent plus le visage.[25] » Elle présente le travail des acteurs de la Cartoucherie et il est étonnant de voir que cela ressemble étrangement à ce que dit Sarah Bernhardt. Elle parle du temps du maquillage et définit ainsi, le maquillage raté : « C’est le dépouillement de soi qui n’a pas été fait. », le maquillage réussi étant lorsque « un autre visage s’est formé sur l’ancien visage ». C’est un peu comme une naissance et « c’est aussi émouvant que le premier visage d’un nourrisson, quand on se penche sur le berceau, et l’on pense à la sortie du néant, et au miracle. » Elle raconte l’histoire d’une mère qui n’a pas reconnu son fils, celui-ci étant grimé.

 Hélène Cixous décrit l’acteur comme ayant deux visages mais une seule âme. Et je crois que c’est en cela que réside la monstruosité. En effet, depuis des siècle on a définit le visage de l’homme comme étant le reflet de l’intériorité. Le définition éthique du visage humain comprend et la singularité de celui-ci et sa capacité à exprimer des émotions. Or s’il y a un masque ou autre visage, n’y a-t-il vraiment qu’une seule âme ? Sarah Bernhardt ne dit-elle pas qu’elle laisse toutes ses particularités en coulisse ?

 

C/ Le face à face et le rapport à l’altérité : Proust et la Berma

  Notre civilisation a exalté le visage humain, le considérant comme l’expression de l’esprit et pour certains comme l’image du divin. Je pense que dans notre cas il est avant tout image de l’humain. Nous l’avons vu avec Proust, le visage de Sarah Bernhardt était pauvre par rapport à l’engouement qu’elle suscitait. Il me semble alors que ce que l’on cherche et ce que l’on voit dans son visage photographié, c’est justement son humanité.

 En philosophie, le visage est une forme d’être-là de l’homme. Il se rapporte à une individualité, car le visage est toujours celui de quelqu’un, il ne peut-être un visage en général. Il rend compte alors d’une intériorité, l’individu se présente avec son histoire. Philippe Grapeloup-Roche, dans son article intitulé : « De Nadar à Kieslowski »[26], évoque des entretiens de Auguste Rodin avec Paul Gsell, dans lesquels celui-ci disait qu’ « il n’y a qu’à regarder un visage humain pour déchiffrer une âme. » Et cela est surtout dû au fait que le visage, ayant une grande capacité expressive peut laisser transparaître des émotions. Ainsi à l’époque des monstres sacrés, ce rapport entre âme et visage était évoqué. Voici ce qu’écrit Primo Lévi dans Si c’est un homme, un livre qui témoigne de la tentative de déshumanisation effectuée par les nazis dans les camps de concentration : « Ils peuplent ma mémoire de leur présence sans visage et, si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m’est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée.[27] »

Ainsi l’humanité exprimée au travers du visage se situe dans les yeux et elle est le reflet de la pensée. C’est parce que le visage a une capacité à exprimer l’intériorité qu’il est humain. Le visage renvoie donc à l’invisible, « l’invisible n’étant pas l’au-delà du visible mais un visible involué dans le visible, un visible plus vaste que le visible », selon la définition de Bernard Vergely dans son article intitulé : « Dans la lumière d’un regard »[28].

  Le visage renvoie également à une notion de présence au monde et aux autres. En effet, le visage n’existe que parce qu’il se donne à voir. En photographie notamment, le visage se donne à voir comme objet pour l’autre, mais un objet qui renvoie à l’infini car sa signification n’est pas figée. Ce rapport à l’infini fait que demeure une distance entre les deux protagonistes du face à face. Celui qui regarde est confronté à l’infini.[29] Dans la photographie il y a un face à face mais il est à sens unique. Mais il est possible parce que la photographie est la trace d’un face à face qu’il y a eu entre le photographe et le modèle. Sur les photographies de Sarah Bernhardt, le fait de se donner à voir est très évident. Le narrateur de La Recherche raconte ce rapport de face à face avec la Berma : « Ce visage d’ailleurs ne m’eût pas à lui seul semblé beau, mais il me donnait l’idée et par conséquent l’envie de l’embrasser à cause de tous les baisers qu’il avait dû supporter et que du fond de la « carte-album », il semblait appeler encore par ce regard ingénu. Car la Berma devait ressentir effectivement pour bien des jeunes hommes les désirs qu’elle avouait sous le couvert de Phèdre et dont tout, même le prestige de son nom qui ajoutait à sa beauté et prorogeait sa jeunesse, devait lui rendre l’assouvissement si facile.[30] » Ainsi, ce que Proust cherche dans cette image c’est donc à saisir non pas l’essence d’un personnage mais celle de la Berma. Il évoque en effet les rapports entre le jeu et la vie réelle, l’expérience. Le rapport est celui d’un être humain à un autre, un rapport de face à face réel puisqu’il renvoie à la propre intériorité, ici c’est le désir érotique, de celui qui regarde. En effet, voici ce que dit le narrateur quelques lignes plus loin : « A la pensée qu’il était sans doute en ce moment caressé par ces hommes que je ne pouvais empêcher de donner à la Berma et de recevoir d’elle, des joies surhumaines et vagues, j’éprouvais un émoi plus cruel qu’il n’était voluptueux […] »[31] Julie Dior dans sa thèse écrit que ce qui suscite le désir, ce sont les partie du visage qui sont des zones de frontières entre l’intérieur et l’extérieur, c'est-à-dire les bords du visage : le regard, la bouche, la voix, le sourire, le nez, les oreilles. Ce sont d’ailleurs ces mêmes éléments que l’on maquille. Ainsi il semble que ce soit avant tout le regard qui évoque l’intériorité et qui en même temps soit le réel objet du face à face photographique. C’est à travers lui que l’on cherche à percevoir l’âme de l’autre ou sa pensée.

 Je crois que ce que permettait la photographie de ces acteurs, c’était de pouvoir saisir leur intériorité ou du moins de l’approcher. En effet, en regardant de près, les spectateurs pouvaient sans doute saisir des choses qu’ils ne voyaient pas sur scène. Le rapport était plus intime, non plus celui d’une personne à une assemblée mais celui d’une personne à une autre.

 

 



[1] Charles Baudelaire, « Le public et la photographie », in Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1967, cité par par Jean Sagne dans « L’atelier du photographe », in Michel Frizot, Nouvelle histoire de la photographie, Bordas, Paris, 1994

[2] cité par Jean Sagne dans « L’atelier du photographe », in Michel Frizot, Nouvelle histoire de la photographie, Bordas, Paris, 1994

[3] « Après une représentation de Œdipe Roi » , in Mounet Sully, Souvenirs d’un tragédien, Edition Pierre Lafitte, Paris, 1917, p 129

[4] Julie Dior, Visage, masque et jeu, thèse dirigée par Michel Corvin, Université de Paris III, 1994

[5] Julie Dior, Visage, masque et jeu, thèse dirigée par Michel Corvin, Université de Paris III, 1994

[6] cité sur http://sarah.bernhardt.free.fr/portrait.htm

[7] cité dans Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue de l’exposition de la BNF dirigée par Noëlle Guibert, 2000, p 33

[8] Nietzsche, Crépuscule des idoles, Gallimard, 1974, « Divagation d’un inactuel », Cité par Julie Dior dans sa thèse, p. 117 : « La laideur est comprise comme un signe prémonitoire et un symptôme de dégénérescence. Tout ce qui, de près ou de loin, rappelle la dégénérescence, appelle en nous le prédicat « laid ». Tout signe d’épuisement, de pesanteur, de vieillesse, de fatigue, toute espèce d’entrave à la liberté […] tout cela suscite la même réaction, le prédicat « laid ». […] C’est une haine qui éclate, qui donc l’homme hait-il tant ? Sans le moindre doute, c’est la déchéance de son propre type physique. Sa haine surgit de l’instinct le plus profond de l’espèce : dans cette haine, il y a de l’horreur, de l’appréhension, une vision profonde et prophétique –c’est bien la haine la plus profonde qui soit. C’est par elle que l’art est profond… » 

[9] Proust, Le temps retrouvé, cité par Brassaï dans Marcel Proust sous l’emprise de la photographie, Gallimard, NRF, 1997

[10] Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Edition présentée par Pierre-Louis Rey, Gallimard, collection Folio classique, 1988, p. 58

[11] Edward Kovak, Le face à face in Le visage : dans la clarté le secret demeure, ouvrage dirigé par Catherine Chalier, Editions Autrement, numéro 148, octobre 1994

[12] Le monstre humain, imaginaire et société, sous la direction d’Anne Carol et Régis Bertrand, publication de l’université de Provence, 2005

[13] Marie-Josèphe Wolff-Quenot, Des monstres aux mythes, Guy Trédaniel éditeur, paris, 1996

[14] Anne Carol in Le monstre humain, « Imaginaire et société », sous la direction de Régis Bertrand et Anne Carol, publication de l’université de Provence, 2005

[15] Sarah Bernhardt, L’Art du théâtre, L’Harmattan, p.100

[16] Mounet Sully, Souvenirs d’un tragédien, Edition Pierre Lafitte, Paris, 1917, p 155

[17] L’Art du théâtre, p 104

[18] idem.

[19] Bénédicte Martin, Le monstre à apparence humaine, Mémoire réalisé sous la direction de Charles Tesson, Paris III, octobre 1996

[20] Sarah Bernhardt, L’Art du théâtre, p. 173

[21] Mounet Sully, Souvenirs d’un tragédien, Edition Pierre Lafitte, Paris, 1917, p 222 

[22] idem, p 226

[23] Mounet Sully, Souvenirs d’un tragédien, Edition Pierre Lafitte, Paris, 1917, p 228

[24] cité http://sarah.bernhardt.free.fr/portrait.htm

[25] Hélène Cixous, « Invisible visible, visible invisible », in Le visage, dans la clarté, le secret demeure, ouvrage dirigé par Catherine Chalier, Editions Autrement, Série Mutations, n°148, Paris, octobre 1994

[26] in Catherine Chalier, Le Visage :dans la clarté, le secret demeure, Paris, Editions Autrement, Série mutations, n°148, octobre 1994

[27] cité par Norbert Czarny, dans son article intitulé « La Gorgone », in Catherine Chalier, Le Visage : dans la clarté, le secret demeure, Paris, editions Autrement, Série Mutations, numéro 148, octobre 1994

[28] idem.

[29] voir l’article d’Edward Kowak « Le face à face » dans l’ouvrage de Catherine Chalier

[30] Proust, A la recherche du temps perdu, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs », Edition présentée par Pierre Louis Rey, Gallimard, collection Folio, 1988, p. 58

[31] Proust, A la recherche du temps perdu, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs », Edition présentée par Pierre Louis Rey, Gallimard, collection Folio, 1988, p. 60 

24 avril 2007

Partie II

II L’IMAGE DES MONSTRES SACRES : LES SUPPORTS DU VISAGE

 Après avoir étudié les caractéristiques de la perception et de l’expression du visage sur scène, nous allons étudier les différentes images des « monstres sacrés », c'est-à-dire tous les moyens dont disposaient les spectateurs de l’époque pour être confrontés au visage de ces acteurs. Dans cette partie nous parlerons beaucoup de Sarah Bernhardt et n’attribuerons qu’une place médiocre à Mounet-Sully. Comme il n’est plus de ce monde, il ne nous en voudra pas mais j’en suis cependant désolée. Cela tient au fait que Sarah Bernhardt nous a laissé une abondante source iconographique, ce qui n’est pas son cas.

 

1- La photographie et le portrait : quelques repères historiques

 L’avènement de la photographie est attesté en 1839, même si la première photographie du monde a été réalisée en 1822 par Niepce C’est pourtant Daguerre qui est considéré comme l’inventeur de la photographie, lorsqu’il publie en 1839 une brochure décrivant les procédés photographiques. Le portrait constitue 80% de la photographie au XIXème siècle, en ce qui concerne la photographie de théâtre, il s’agit de 100%. La cause est due aux conditions techniques qui font que le photographe est obligé de rester en atelier.

 Le daguerréotype est le premier support de la photographie. Dans les débuts de la photographie, poser pour une photographie était très éprouvant. Le temps de pose était de vingt minutes, pouvant être réduit à dix minutes en été et en plein midi. La chaleur était intense car, pour les besoins d’une luminosité extrême, les ateliers étaient situés sous les toits. En 1895, le temps de pose était réduit à 1/1OOOème de seconde. Le daguerréotype avait l’inconvénient de ne pas être reproductible. Ce n’est qu’en 1847-48 que le calotype fut inventé par Fox Talbot. A partir d’un négatif, on produisait plusieurs épreuves. En 1851, Le Cray, Fry et Archer inventèrent le procédé du collodion humide, qui entraîna la disparition de tous les autres procédés. Les clichés étaient imprimés sur du verre. Celui-ci a l’avantage d’avoir une sensibilité plus grande et produit des épreuves beaucoup plus nuancées où le grain est moins visible. Ce procédé est caractéristique de la grande époque des portraitistes : Nadar, Carjat, Reutlinger. Enfin en 1880, le papier au gelatino-bromure d’argent est inventé. Il ouvre l’ère de la photographie moderne en permettant l’impression et l’agrandissement  à la lumière artificielle. La découverte de l’électricité permet des prises de vues le soir et même la nuit. Dans le même temps, les obturateurs sont améliorés. La photographie devient instantanée.

 La première clientèle de la photographie est la bourgeoisie. La photographie était alors un moyen de valorisation sociale, un peu comme le portrait d’apparat en peinture, auparavant destiné à la noblesse. En effet, l’époque est à la classification. Etre classé dans une catégorie est un symbole de reconnaissance sociale dont le portrait est le garant.  Dès les années 1850, apparaît alors un nouveau lieu mondain : l’atelier du photographe. Situés dans le prolongement ouest du boulevard du Crime, où sont situés de nombreux théâtres, les ateliers sont donc liés au monde du spectacle. La pose était au départ très longue et éprouvante. Le modèle devait rester immobile, il disposait pour cela d’un appui-tête. Disderi est l’inventeur de la célèbre formule : « Ne bougeons plus ! ». L’atelier d’un photographe est alors un lieu très étrange, c’est un bric-à-brac d’objets servant d’accessoires ou de décor. Des écrans blancs modulent l’éclairage. Il y a des vapeurs d’éther et d’alcool, dues au procédé du collodion humide et une forte odeur de souffre.

 La photographie des acteurs de théâtre est une valeur sûre pour les photographes. 37 % de la production de Disdéri est constitué de portraits d’acteurs. Il s’agit de 80 % pour celle de Nadar ou de Reutlinger.

 

2- Les photographies de théâtre ou « la mémoire de l’éphémère »

A/ La trace du rôle : les postures

 Jean-Pierre Banu différencie les poses de Sarah Bernhardt des postures. Selon lui, les poses relèvent d’une vision éternelle de femme, les postures quant à elles témoignent des codes de jeu qu’elle utilisait. Les postures relèvent de la photographie de théâtre, les poses non.

 Il existe de nombreuses photographies de Sarah Bernhardt en « personnage » ; il en existe également pour d’autres comédiens mais la proportion est incomparable.

 « Le portrait d’acteur en costume tente de reconstituer l’essence du personnage. Le rôle est ainsi réduit à une expression de visage, et à une attitude qui permettra de l’identifier immédiatement. »[1] L’acteur se présente en costume. Il choisit l’attitude et l’expression qu’il veut associer à ce personnage. Cela nécessite un travail préalable sur le sens de la pièce et du personnage. En fait, il s’agit quasiment d’un choix de mise en scène. L’acteur donne en effet, sa perception du personnage et de la pièce par une attitude, une expression du corps et du visage, à laquelle il identifie le rôle. Celui qui regarde la photo doit à la fois pouvoir reconnaître le personnage et percevoir l’émotion ainsi traduite. L’attitude et l’expression sont en quelque sorte la légende de la photographie. Cette conformité entre caractère et gestuelle est caractéristique du XIXème siècle. Jules Lemaître parle d’attitudes outrancières. En effet, il s’agit de reconnaître un « personnage ». En quelque sorte, on peut dire que ce n’est pas Sarah Bernhardt qui est prise en photo mais bien Dona Sol ou Phèdre.

 Lors de ces séances photo, l’acteur est comme au théâtre : le maître absolu de l’image qu’il veut donner de lui.  « L’interprète avait la latitude de choisir lui-même le moment de l’action dramatique où il voulait être représenté et d’adopter les attitudes, gestes et expressions qu’il jugeait aptes à le mettre en valeur et à exprimer sa conception du rôle ; …l’interprète avait la possibilité de se faire photographier dans un même rôle autant de fois qu’il le désirait, en variant les moments de l’action dramatique, le photographe pouvant, de son côté, changer les éclairages et même les éléments décoratifs environnants. »[2]

 La photographie de théâtre a alors valeur de document, elle est là pour restituer un temps du spectacle. Mais Sarah Bernhardt s’en servait aussi pour travailler ses rôles, étudier l’effet d’une coiffure, du mouvement d’un tissu. Les accessoires et les décors de ces photographies n’avaient rien à voir avec ceux du spectacle dont elles étaient censées garder la trace. Seuls les costumes étaient ceux de la pièce.

   

 L’invention de la poudre éclair et en en 1925, celle du flash changent considérablement la photographie de théâtre. Désormais les photographes peuvent aller plus facilement sur les lieux. Ils peuvent prendre plusieurs acteurs ensemble et le décor est celui du spectacle. Mais ce n’est qu’en 1945 que la photographie s’intéressera à la mise en scène à proprement parler.

En effet, il existe très peu de photographies de mises en scène de cette époque. Boyer a photographié une scène de La Ville morte de D’Annunzio avec son décor original. C’est un témoignage rare à l’époque de la photographie de scène. 

 

B/ La photographie de théâtre et la mort

 Selon une expression de Chantal Meyer-Plantureux, la photographie de théâtre est la « mémoire de l’éphémère. » Dans L’Art du théâtre, Sarah Bernhardt évoque cette notion d’éphémère vis-à-vis du théâtre. Elle compare l’auteur et l’acteur de théâtre : « son œuvre, lancée par nous, va, s’élevant plus haut, planant dans l’infini du temps. Mais nous notre œuvre terminée, la gloire ne dépasse pas notre vie, et souvent elle meurt avant nous. » (p 200) Cette conscience de la mort et la lutte contre l’oubli qu’elle engendre –« Ah que je voudrais savoir quand on meurt pour qui on meurt » écrit Sarah Bernhardt[3], Cocteau l’a ressenti et définit ainsi les monstres sacrés : « Ces étoiles du ciel de paris, ces monstres sacrés (lieux ou personnes), j’ai souvent été frappé par ceci que leur apparence originale, ce qui les distinguait des autres, ce qui leur donnait du relief, les plaçait en vedette, provenait moins d’une recherche de se singulariser que d’une lutte contre la mort et que cette lutte pathétique les grandissait, créait entre eux et de simples caricatures, la même différence qu’entre ce monsieur qui se promènerait à petits pas avec un parasol japonais à la main et un acrobate qui exécuterait ces mêmes pas et brandirait ce même parasol sur la corde raide. »[4] C’est donc la lutte contre la mort qui entraînerait cette chasse à l’image et ce rapport à la photographie flagrant avec Sarah Bernhardt. Cependant comme le théorise Barthes dans La Chambre claire, la photographie ne fait que renforcer ce rapport à la mort puisqu’elle est la trace de ce qui a été. En regardant une photographie ancienne on sait que ce qui est là a été et par conséquent n’est plus. En attestant de la vie, la photographie atteste également de la mort : « car l’immobilité de la photographie est comme le résultat d’une confusion perverse entre les deux concepts : le Réel et le Vivant : en attestant que l’objet a été réel, elle induit subrepticement à croire qu’il est vivant, à cause de ce leurre qui nous fait attribuer au Réel une valeur absolument supérieure, comme éternelle, mais en déportant ce réel vers le passé (« ça a été »), elle suggère qu’il est déjà mort. »[5] Ce rapport à la mort dans la photographie, Barthes le rapproche du théâtre : « Mais si la photographie me parait plus proche du Théâtre c’est à travers un relais singulier (peut-être suis-je le seul à le voir) : la Mort […] Si vivante qu’on s’efforce de la concevoir (et toute cette rage à faire vivant ne porte peut-être que la dénégation mythique d’un malaise de mort). La photographie est un théâtre primitif, comme un tableau vivant, la figuration de la face immobile et gardée sous laquelle nous voyons les morts. »[6] Ainsi pour Barthes, la photographie renvoie à un théâtre primitif extrêmement lié à la conscience de la mort et du divin. Or, il est intéressant de noter qu’un des premiers sens de « montres » est « qui avertit de la volonté des dieux ». Le monstre est donc une sorte de présage, illustration de la lutte de l’homme contre la mort et le temps, c'est-à-dire contre la destinée. Cette définition ne rappelle-t-elle pas un des grands principes de la tragédie antique, à savoir la fatalité ? Or, ce que les « monstres sacrés » ont apporté sur la scène, c’est justement un sens du tragique. C’est ce rapport au sacré qui les caractérise, celui qui renvoie à une lutte prodigieuse avec ce qui est au-delà de l’homme et qui se retrouve dans la photographie. Il s’agit de la volonté de s’échapper de la fuite logique du temps.

 Cette volonté de fixer l’instant de théâtre se retrouve chez Proust, lorsque le narrateur de La Recherche assiste à une représentation de Phèdre : « J’aurais voulu –pour pouvoir l’approfondir, pour tâcher d’y découvrir ce qu’elle avait de beau arrêter, immobiliser longtemps devant moi chaque intonation de l’artiste, chaque expression de sa physionomie[7] ». Cet impact de la photographie sur le théâtre est donc ici nettement visible. Vouloir s’échapper de la fuite logique du temps confère un autre rapport au théâtre. Sarah Bernhardt n’était-elle pas louée pour ses nombreuses morts ? Est-ce justement parce qu’elle avait si bien conscience de cette fatalité. Ainsi, la photographie en voulant nier le temps et donc la mort, la révèle au contraire, et le théâtre en ayant conscience de sa propre finitude se renouvelle sans cesse. En effet, l’acteur ne meurt pas réellement et renaît donc chaque soir pour mourir à nouveau le lendemain. En affirmant la mort, on affirme en même temps la vie. On retrouve là, une structure carnavalesque, duale et ambivalente, celle dont parle Bakhtine dans son ouvrage sur Rabelais. En effet, dans les rites carnavalesques qui sont en partie héritiers des rites païens, et renvoient donc eux aussi à un certain temps primitif, la mort et la vie sont intimement liées et la conscience de la mort n’anéantit pas celle-ci. Cette conscience de la vie en tant qu’un tout permet de vaincre la peur de la mort.

 

 

3- L’art du portrait

A/ Les différents arts du portraits

 Sarah Bernhardt a inspiré de nombreux artistes, notamment ceux du courant préraphaélite ainsi que les symbolistes. Elle était pour eux l’image de la femme idéale, svelte, longiligne. On dit qu’elle a été l’inspiratrice de la ligne serpentine.

 Clairin, admirateur de Sarah Bernhardt multiplie les portraits de son idole, le plus connu étant daté de 1895. Il eût un grand succès au salon de 1896 dans lequel se trouvait un autre portrait de l’actrice réalisé par Louise Abbéma. Celle-ci l’admirait également beaucoup. Nombreux sont les peintres qui lui ont rendu hommage. On trouve : Coraboeuf, Gustave Doré, Rita Potron, Toulouse-Lautrec, Bastien-Lepage, Aubrey Beardsley et Gustave Moreau. On trouve des dessins à l’encre, des peintures, sans compter les photographies mais nous y reviendrons. Mais l’artiste qui, grâce à elle, eût le plus de succès est Alphonse Mucha. On peut dire qu’il est étroitement lié au succès artistique de Sarah Bernhardt. Il dessina les affiches de Gismonda en 1894, La Dame aux camélias en 1895, Lorenzaccio en 1896, La Samaritaine en 1897, ou encore Médée, La Tosca, Théodora, Hamlet. Artiste de l’art nouveau, Mucha contribua a élargir l’imagerie de Sarah Bernhardt au sein du domaine public par le biais de l’affiche. Il réalisa même des affiches publicitaires avec le portrait de Sarah Bernhardt (biscuits LU).

 Je classerai également dans la catégorie des portraits, la photographie faite par Nadar en 1862, à sa sortie du conservatoire. L’actrice est uniquement vêtue d’un drapé et tourne le regard vers le haut, à gauche, dans le sens opposé des icônes religieuses. Selon Georges Banu, la parenté entre l’extase mystique des saintes et l’érotisme des comédiennes est confirmé avec Sarah Bernhardt. On le voit dans d’autres photographies, de Phèdre, notamment. En voyant cette photographie nous avons vraiment la sensation d’être face à la trace d’un face à face. Nous pouvons mettre dans cette catégorie du portrait toutes les photographies qui ne sont pas des photographies de théâtre mais il faut différencier, celles qui sont des réels portraits de celles qui sont des portraits d’apparat, où l’actrice ne veut que se mettre en avant, elle ou ses vêtements. C’est le cas des photographies qui présentent Sarah Bernhardt vêtue de telle ou telle façon. Alors qu’est-ce qu’un portrait ? Et qu’est-ce qui change dans la perception du visage à propos des photographies que l’on décide de ne pas considérer comme des portraits? C’est ce que nous allons interroger maintenant.

 

B/ Qu’est-ce qu’un portrait ?

 Nous avons évoqué une photographie de Sarah Bernhardt par Nadar. Il s’agit du photographe connu, Félix Tournachon. Mais la plupart des photographies de Sarah Bernhardt ont été prises par Paul Nadar son fils. Celui-ci était plus sujet au cérémonial que son père et ses photographies sont moins essentielles au sens propre du terme.

 J’ai différencié dans mon analyse les photographies de théâtre et les portraits de ville. Jean-Pierre Banu, dans son livre intitulé Sarah Bernhardt : sculptures de l’éphémère, insiste lui aussi, beaucoup sur cette distinction. En effet, comme nous l’avons dit tout à l’heure le but n’est pas le même. Dans les photographies de théâtre, ce n’est pas Sarah Bernhardt qui est photographiée mais Phèdre ou la Dame aux camélias. Le but n’est pas de capter une intériorité mais d’immortaliser un moment du rôle. Pourtant, on peut trouver deux sortes de portraits de ce type, les uns présentent l’actrice dans des attitudes, elle ne regarde pas l’objectif ; sur les autres elle regarde le spectateur et semble vouloir nous révéler quelque chose de son intériorité. Les premiers semblent être une manifestation de l’intimité, presque obscène tant elle est démontrée, les autres plus humbles semblent vouloir dire quelque chose.

 Voici une citation de Félix Nadar : « Ce qui s’apprend encore beaucoup moins, c’est l’intelligence morale de votre sujet, c’est ce tact rapide qui vous met en communion avec le modèle, vous le fait juger et diriger vers ses habitudes, dans ses idées, selon son caractère, et vous permet de donner, non pas banalement et au hasard, une indifférente reproduction plastique à la portée du dernier servant de laboratoire, mais la ressemblance la plus familière et la plus favorable, la ressemblance intime. »[8]Ainsi ce qui définit le portrait est la trace dans la photographie de la relation qui unit le modèle et l’artiste. Le regard de ce dernier est indispensable. Or dans la plupart des photographies de théâtre, cette relation n’est pas visible tant la volonté de se montrer du modèle est importante. Il n’y a plus de place en face pour celui qui reçoit. Dans ce que j’ai appelé les portraits d’apparat, c’est la même chose. Cette notion d’apparat est empruntée à Jean-Luc Nancy qui traite de cette question de définition du portrait dans Le Regard du portrait : « Un portrait selon la définition ou la description commune est la représentation d’une personne considérée pour elle-même. »[9] Or dans les photographies de théâtre l’acteur n’est  pas considéré pour lui-même, mais pour lui-même jouant tel ou tel rôle. La photographie de théâtre ne sert qu’à capter l’instant, à faire durer dans le temps ce qui est voué à mourir, c'est-à-dire la représentation théâtrale. Selon Jean-Luc Nancy, la figure doit être en elle-même la fin de la représentation, la signification totale mais non fermée de celle-ci. Certaines photographies de théâtre pourtant, semblent être plus que des traces de quelque chose qui a existé. Jean-Luc Nancy dit que « le portrait n’est artistique que s’il est un portrait de l’âme ou de l’intériorité, non pas plutôt que de l’apparence extérieure mais à sa place même. » (p. 25) Ainsi ce qui nous empêche de voir la personne dans les photographies de théâtre, c’est que l’acteur est trop présent dans son extériorité. L’apparence compte alors plus que l’intériorité. Jean-Luc Nancy reprend l’assertion de Hegel qui dit que la peinture est le point d’équilibre entre intériorité et extériorité.

 Le portrait selon Jean-Luc Nancy ne peint un sujet qu’en engageant lui-même un rapport de sujet à un autre sujet (p. 33-34). Le portrait est l’exécution de la subjectivité ou de l’être-soi en tant que tel, c'est-à-dire qu’il est une mise en œuvre de notre exposition. Barthes dit à ce sujet que, pour lui, l’essence de la photographie n’est pas l’instantané mais la pose, car c’est par elle que le sujet se révèle. Pour Jean-Luc Nancy, tout portrait est un autoportrait. En effet, il accomplit le rapport à soi. Il s’agit du rapport avec l’absence du visage propre, c'est-à-dire ce qu’il appelle « son être-en-avant-de-soi ». Cela pose la question du danger de l’exposition et du fait que l’on ne se possède pas réellement. Pour lui, le portrait renvoie donc « à cette région de la présence absente que l’on nommait autrefois le sacré » (p. 56). Le divin ou le sacré est le creusement à travers lequel se fait le contact avec l’intime. Pour cela il faut savoir se donner, tout en gardant le contact avec soi même. Dans certaines photographies, la volonté des acteurs de se montrer est trop forte, elle cache l’intériorité du sujet.

 Ce rapport entre intériorité et extériorité est, je pense ce qui a fait cette énorme diffusion des portraits de Sarah Bernhardt. La volonté des spectateurs était de capter l’essence réelle de la personne et pas l’actrice dans un rôle, qui lui faisait comme un masque. Sarah Bernhardt parle sans arrêt de ses facultés d’extériorisation et si elle est si bouleversante c’est que tout ce qu’elle exprime, elle le vit au-dedans d’elle-même. Mais il semble que le public de cette époque ait eu envie de saisir quelque chose de plus profond, de moins évident, sans aucune volonté de représentation, un face-à-face réel en quelque sorte. Il s’agit toujours d’un rapport acteur-spectateur mais plus intime.



[1] Chantal Meyer-Plantureux, La photographie de théâtre ou la mémoire de l’éphémère, Paris Audiovisuel, 1992, « Chapitre 1 : le photographe de théâtre avant 1945 »

[2] Philippe Néagu, L’Atelier Nadar et l’art lyrique, catalogue d’exposition, 1975-76, cité par Chantal Meyer-Plantureux, in  La photographie de théâtre ou la mémoire de l’éphémère, Paris Audiovisuel, 1992, Chapitre 1

[3] Sarah Bernhardt, L’Art du théâtre, Edition L’Harmattan, 1993, p. 201

[4] Jean Cocteau, Portraits-souvenirs, Les Cahiers rouges, Editions Grasset et Fasquelle, 2003, p.16

[5] Roland Barthes, La Chambre claire, Notes sur la photographie, Les Cahiers du cinéma, Editions du Seuil, Paris, 1980, p. 123

[6] id, p.56

[7] Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Edition présentée par Pierre-Louis Rey, Folio classique-Gallimard, 1988, p. 20-21

[8] cité par Anne Alligorides, « Sarah Bernhardt et l’atelier Nadar », in Georges Banu, Sarah Bernhardt, sculptures de l’éphémère, Caisse nationale des monuments historiques, 1995

[9] Jean Luc Nancy, Le Regard du portrait, Editions Galilée, 2000, p 11

24 avril 2007

Partie I

I- Le visage sur scène au XIXème siècle

1-Visibilité du visage

A/ La Beauté du visage sur scène

 Depuis le début de cette réflexion nous nous sommes demandé si le visage des acteurs était visible par les spectateurs, compte tenu de la taille des salles et de la profusion de décors, de costumes, d’objets mais aussi de gestes. 

Or il est étonnant de voir qu’il y a de nombreuses critiques qui évoquent le visage des acteurs. Celle-ci laissent supposer qu’il devait être plutôt visible. Cependant un élément manque : nous ne savons pas exactement où étaient placés les critiques dans les salles de spectacles. Il est possible qu’ils aient eu de bonnes places et que la salle entière n’avait pas le même rapport au visage. Les gens installés au « paradis » des salles à l’italienne ne percevaient peut être pas tous les « jeux de visages » de Sarah Bernhardt qu’évoque Sarcey dans sa critique de Théodora, ou, la sueur couler du front de Mounet-Sully dans Ruy Blas.  

 Dans L’Art du théâtre, Sarah Bernhardt, donne des éléments qui permettent de se figurer un peu ce que pouvait être un visage sur scène à cette époque. Elle écrit : « Un visage fort joli à la ville ou en soirée peut être plat et banal à la scène, et tout à fait insignifiant. Il peut même devenir ridicule sous l’effet de la rampe qui change la forme des ombres du visage et en fait apparaître les volumes constitutifs sous un jour inattendu qui modifie parfois totalement le détail des traits, comme l’ensemble de la physionomie. » (p.216) Plus loin elle écrit « Le visage plat aux petits yeux est à redouter tout particulièrement ». Ainsi on sait que les lumières (la première rampe électrique a été installée en 1891 à la Scala de Milan) modifient le visage et que si certains détails ne doivent pas être accentués, un visage sans relief passe inaperçu. On constate en outre, l’importance du regard puisqu’il est nécessaire d’agrandir des yeux trop petits.

 Dans la perception de ces visages, une chose est sûre c’est que les visages des « monstres sacrés » sont beaux. Celui de Sarah Bernhardt est qualifié de « visage de reine de Cappadoce ou de Néréide » par Théodore de Banville[1] ou d’ « étonnant paysage d’âme » où se reflétaient « les douleurs, les fureurs et toutes les douceurs féminines, et qui était en même tant toute l’humanité et toute la poésie », par Edmond Sée.[2] Bauër, qui a écrit la préface du livre d’où sont extraites les deux citations précédentes, dit de Mounet Sully : « Il était beau, d’une beauté vraiment tragique (… « la bouche pleine d’ombre et les yeux pleins de cris… » » (p.11). 

 

B/ Les yeux et le regard

 Dans les critiques, une part importante est faite aux yeux des acteurs. Ils semblent porter toute la profondeur de l’acteur et de ce qu’il invente extérieurement. On sait qu’il existait des photographies des rôles mais cela ne laisse pas voir la mobilité de l’expression. Or voici ce que dit Théodore de Banville des yeux de Sarah Bernhardt : « ses yeux bleu foncé très longuement fendus et peu ouverts, ordinairement langoureux, mais quand elle s’anime s’éveillant et scintillant comme des diamants noirs ; et cette prunelle excessivement petite qui, lorsque le comédienne dit un mot ironique, semble se jeter hors de l’œil et vous percer ». [3] 

Cela laisse donc penser que le regard de l’acteur était visible, ou du moins que l’expressivité du visage laissait deviner celle des yeux. 

 Voici quelques témoignages concernant les yeux de Sarah Bernhardt et de Mounet-Sully : 

 Mounet-Sully, juillet 1872 dans rôle d’Oreste : « Quand il arriva en scène, […] les cheveux tombant en désordre sur le front, les yeux, des yeux pleins d’une mélancolie orientale, étincelants au travers, il n’y eût qu’un cri dans toute la salle : on crût voir entrer sur la scène, un de ces Arabes ardents et farouches que Regnault se plaisait à nous peindre. »[4]

 Mounet-Sully dans le rôle d’Orosmane, dans Zaïre de Voltaire : « Et au troisième acte lorsque, entrant subitement, il regarde la porte par où est sorti Nérestan, qu’il voit son rival, il montrait un visage si terrible, des yeux si égarés et si profond qu’un frisson a couru dans la salle. »[5]

 Sarah Bernhardt dans Phèdre : « Oh ! les beaux yeux ! comme ils semblaient fouiller dans le passé. »[6]

 Ce dernier témoignage ne parle pas d’un rôle en particulier mais des yeux de Sarah Bernhardt sur scène : « Ils étaient inouïs d’expression changeante. Ils poignardaient de troublance, ils s’allumaient de tigricité, ils dévoilaient l’humaine réalité de cette statue-femme dont le marbre avait la splendeur d’être vivante ! […]

Ils chantaient ce nocturne dont la musique saigne à nos nerfs le pianissimo d’être, et sous leur arc en cils ils retenaient l’infini au parvis de la poésie. »[7]

 Ainsi les yeux de ces acteurs semblent dotés d’une puissance attractive importante, par la violence de leur expression qui est avant tout humaine.

 

C/ Le maquillage

 Le maquillage avait une grande part dans la représentation théâtrale. Il permettait de corriger les défauts d’un visage peu réceptif à la lumière, en accentuant les traits ou au contraire en les diminuant. Sarah Bernhardt accorde une place importante au maquillage dans son traité intitulé L’Art du théâtre. Jules Lemaître disait d’elle qu’elle était grimée à ravir. A cette époque, tout le visage est maquillé. Elle écrit « Le maquillage des yeux et de la bouche change tout le dessin d’un visage. Le soin qu’on lui apporte doit donc l’emporter sur tout autre maquillage du visage : joues, lobe des oreilles, nez, etc. » (p.216). Elle indique également que le maquillage est en rapport avec les dimensions du théâtre: « plus la salle est grande, plus le maquillage doit être accentué » car « l’importance des traits de l’acteur se perd dans l’éloignement des spectateurs qui les perçoivent avec peine » (p. 217). Il doit aussi prendre en compte la lumière, si celle si est puissante, les traits doivent être accusés. Ainsi le but du maquillage est de rendre plus apparents les traits du visage. Cela va très loin puisqu’elle donne l’exemple d’une actrice qui avait de petits yeux mais l’arcade sourcilière très marquée et qui se dessinait au bleu des yeux artificiels. Selon Sarah Bernhardt, la salle voyait de grands et beaux yeux. Il faut donc être prudent quant à ce que percevaient réellement les spectateurs. Car si un tel artifice n’était pas perçu on peut se demander si les critiques, n’inventaient pas ce qu’ils voyaient, sous l’effet de l’imagination ou de l’exaltation poétique. En effet, la critique semblait alors être une véritable écriture littéraire et pas seulement journalistique. Ce qu’ils pouvaient voir relevait sans doute beaucoup plus d’une expression générale de visage que d’un regard réel. Mais bien entendu cela différait selon la taille des salles. Ainsi à la comédie française, considérée comme une grande salle, le maquillage devait certainement âtre plus accentué. L’effet produit par le maquillage de l’acteur est très important pour comprendre l’intérêt pour la photographie.

 Sarah Bernhardt différencie le maquillage des hommes et des femmes à cause de leur fonction, celle de la femme étant selon elle, de séduire : « Le maquillage des hommes n’est pas le même que celui des femmes. Il peut être plus accentué alors que ce dernier doit viser (hors les cas spéciaux des têtes caractéristiques) à rappeler le visage de l’actrice d’un des types de la beauté féminine parfaite, le rôle de la femme étant bien plus que celui de l’homme de plaire aux regards. » (p.216) Bernard Schaw en 1895, reconnaît sur son visage les effets de la peinture impressionniste qui « donnent aux chairs la belle couleur des fraises à la crème » par la reproduction des ombres en rose et en pourpre[8]. Mais le maquillage n’est pas tant fait pour plaire que pour satisfaire aux besoins du rôle. Il s’agit grâce à des artifices d’ajouter encore un degré à l’illusion et de masquer totalement la personnalité de l’acteur. On peut ainsi vieillir une personne ou refaire totalement une bouche. Par l’usage du blanc, cette dernière peut en effet, être effacée. Ainsi le maquillage est comme un masque sur le visage de l’acteur, bien que, comme Sarah Bernhardt le dit, il doit être adapté à chacun, selon ses défauts ou qualités physiques particulières. Cette citation, extraite d’un article de Sarcey daté du 28 juin 1881, à propos de Sarah Bernhardt dans La Dame aux camélias, est assez intéressante quant au résultat que peut rendre un maquillage (Quarante ans de théâtre, Tome 5, p. 192) : « Le premier soir elle était si violemment entrée dans la situation que de grosses larmes, des vraies, tombaient de ses yeux et roulaient silencieusement sur son visage défait, où elle creusaient deux sillons parallèles. » Cependant si Sarcey peut voir la trace du maquillage, c’est sans doute, et cela confirme ce que l’on soupçonnait, qu’il devait avoir de très bonnes places. Toujours est-il que, même si certains le louaient, le maquillage de Sarah Bernhardt était très critiqué à l’étranger, notamment à cause de son outrance qui le faisait apparaître comme un masque. En Angleterre, William Henry Rice créa Sarah Heartburn, un personnage au visage mi-blanc mi noir pour ridiculiser cette outrance de maquillage fréquente dans ses rôles. En Australie, « son excès de maquillage surprenait ; il paraissait avoir été posé irrégulièrement sur son visage, et l’effet produit était celui d’un masque. »[9]

 Pourtant même avec tout ce fard, il semble que l’intériorité du comédien était visible, qu’un certain rapport au visage, réel –même si ce dernier ne l’était pas, était possible. Voici une phrase d’André Antoine qui met en évidence cette « apparition » du visage :

« La pâleur sacrée montant sur la face du tragédien sous le fard, était un des plus sublimes spectacles que l’on ait contemplé depuis qu’une scène existe ; tout l’appareil théâtral s’évanouissait ; il semblait que le plafond de la salle s’ouvrait pour laisser descendre des forces mystérieuses et écrasantes sur cet homme revenu du fond des ages… »[10]

 Là encore il faut faire la part entre la réalité et la poésie du témoignage. Cependant, si Antoine voit cela, peu importe que cela soit « vrai » ou pas, s’il peut le voir, c’est que même masqué par le maquillage, le comédien reste humain et n’est pas vide à l’intérieur. Il y a quelque chose sous le masque. Voici un exemple que donne Sarah Bernhardt, à propos de cette « apparition » du visage et donc de l’intériorité. Cela se passe lors d’une représentation de Rome vaincue, où elle jouait le rôle d’une vieille aveugle. Un soir elle fût prise de violentes douleurs quelques minutes avant d’entrer en scène. Faisant un effort de volonté, elle entre en scène :

«  Ma figure bouleversée par la souffrance, mon front barré par la volonté de ne plus souffrir, tout mon être trépidant sous la morsure des douleurs rejetées hors de moi, firent une telle sensation sur le public, qu’il trépigna d’enthousiasme à mon apparition. » [11]

 

2- L’expression des émotions

A/ L’extériorisation de l’intériorité 

 Le jeu des acteurs de cette période consiste surtout en une recherche de la vérité. Il s’agit d’exprimer des sentiments qui doivent être ressentis à l’intérieur mais tout doit se donner à voir. Or le visage est le lieu de l’expression des sentiments par excellence.

 Contre Diderot, Sarah Bernhardt, pense qu’ « il faut éprouver tous les sentiments qui agitent l’âme du personnage qu’on veut représenter » (L’Art du théâtre, p. 74). Selon elle la sensibilité ne s’apprend point et c’est elle qui fait les grands comédiens. Chaque sentiment doit être ressenti et extériorisé, car « il ne suffit qu’il [le comédien] ressente en lui les crises violentes de la passion, il doit les exprimer au dehors» (id. p.77).

 A propos de Sarah Bernhardt, Mucha a écrit : « Ainsi on peut dire à son propos que rarement l’âme d’un être s’est plus fidèlement extériorisée. Chacun des traits de son visage et chaque pli de sa robe était profondément conditionné par ses nécessités psychologiques. »[12] En effet, selon elle, « il serait inutile de chercher à faire agir tel ou tel muscle du visage pour exprimer les sensations diverses de la pensée, l’expression de la face se modifiera dans le cours du soliloque » (L’Art du théâtre, p. 172). Ainsi, le visage est bien le lieu de l’expression des sentiments. De plus « le geste doit précéder la parole » (id. p 116), il n’est donc pas une conséquence. Or la parole révélant l’âme, c’est par la parole que s’expriment les sentiments. Le geste n’est là que pour amener la parole, donc amener les sentiments. « Il est l’expression de la pensée » (id. p.116). Les sentiments se révèlent sur le visage presque à l’insu de l’acteur car celui-ci ne doit se préoccuper que de ressentir lorsqu’il joue.

 S’il est difficile, comme on l’a déjà remarqué, de faire la part de la réalité et de la poésie dans les différents témoignages concernant le visage des acteurs, ce que l’on sait c’est que celui de Sarah Bernhardt était très expressif. Comme Mucha l’a dit, chacun des éléments de celui-ci était vivant, c'est-à-dire en mouvement. Voici une remarque de Graham Robertson évoquant Sarah Bernhardt dans La Dame aux Camélias[13]. Il la regardait des coulisses à quelques mètres de distance : « Un regard rapide au messager qui apporte la nouvelle [de l’arrivée d’Armand] et le visage hagard s’illumine, la peau se tend, produisant un effet de transparence comme éclairée de l’intérieur, les pupilles se dilatent pour couvrir presque l’iris entier et luisent sombrement, les lèvres contractées se détendent et prennent des courbes douces et enfantines tandis qu’il en sort un cri qui, à cette faible distance ne parait pas plus fort qu’un souffle et qui s’entend cependant, jusqu’au confins du théâtre. » Etant près, il peut voir jusqu’au changement d’apparence de l’œil. Mais, là encore, on peut se demander où est la part d’imagination ?

 

B/ L’expressions des passions et la beauté artistique

a) Le but de l’art : l’élévation et la beauté

 Dans L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, Darwin écrit : « J’espérais trouver beaucoup d’aide chez les grands maîtres de la peinture et de la sculpture, qui sont des observateurs si minutieux. » mais cela ne l’a pas aidé pour ses études sur les passions : « La raison en est sans aucun doute que, dans les œuvres d’art, la beauté est le but principal ; et la forte contraction des muscles faciaux détruit la beauté. »[14]

Cette remarque est très intéressante pour notre sujet. En effet, dans L’art du théâtre, de Sarah Bernhardt, on trouve de nombreuses occurrences quant à la recherche de la beauté dans l’art. Pour elle, le théâtre « marche sans cesse à la conquête du beau. » (p. 186). Cette notion de beauté est liée à celle d’idéal : « Ainsi le théâtre, l’art dramatique se révèlent comme le complément de l’histoire et de la philosophie ; ils développent l’amour du beau et du bien. Leurs adeptes gardent le feu sacré de l’art, l’art qui sous toutes ses manifestations est la plus belle création de l’esprit humain. »[15] Mounet-Sully évoque aussi très souvent l’Idéal de l’art. En outre, les témoignages sur le visage de ces acteurs, nous l’avons vu, les disent tous beaux. D’ailleurs Sarah Bernhardt ne dit-elle pas que le théâtre est un art féminin, à cause de la nécessité de plaire : « Le visage d’une femme est rarement complètement laid, surtout s’il est animé du désir de plaire ; et c’est toujours le but de la Comédienne, quel que soit son rôle, celui-ci fût-il un rôle de marâtre. L’important pour l’artiste qui se destine à la scène est d’être bien proportionné, l’expression du visage se modifie sous la pensée des sentiments à exprimer. »[16]

 Aussi, en lisant cela me suis-je dis que leurs expressions de visages ne devaient pas être très marquées, qu’il devait y avoir certaines expressions de visage à ne pas réaliser s’y l’on ne voulait pas déplaire. En effet, nombreuses sont les critiques qui louent la grâce de Sarah Bernhardt. Mais dans les critiques de Sarcey, on trouve aussi des expressions comme celles-ci : à propos de Mounet-Sully dans Créon, Antigone, le 27 novembre 1893 : « le visage égaré » et à propos de Sarah Bernhardt dans le rôle de Marguerite dans La Dame aux camélias : le « visage défait » (Quarante ans de théâtre, tome 5, p 193). Qu’est ce que cela signifie ? Le visage est-il pour autant laid ? Si le visage est défait ou égaré c’est en tout cas que l’expression est marquée. Mais le visage peut également être disgracieux. L’est-il dans le jeu des « monstres sacrés » ? C’est une hypothèse qu’il faut vérifier. Il s’agit de comprendre ce qui marque et modifie réellement le visage.

 

 

 b) La mobilité du visage sous l’effet des passions

 Nous allons étudier les caractéristiques majeures de l’expression des émotions à travers les propos de Le Brun et ceux de Darwin. Il faut tout d’abord signaler que pour ces deux théoriciens, l’émotion (passion pour Le Brun) peut être soit active, soit passive. Darwin parle d’émotion déprimante (frayeur, horreur) ou excitante (joie, colère). 

 Lorsqu’il étudie le comportement des singes et des animaux, Darwin décrit souvent leurs expressions à travers la position de la bouche et des mâchoires. Or, c’est la partie du visage qui a le plus de mobilité, celle qui peut donc exprimer le plus de choses. Le Brun disait, lors de sa conférence sur l’expression des passions que la bouche reflète les mouvements du cœur : « Mais au contraire, si le cœur ressent quelque passion, ou s’il s’échauffe et se roidit, toutes les parties du visage tiennent de ce mouvement, et particulièrement la bouche ; ce qui prouve, comme je l’ai déjà dit, que c’est la partie qui de tout le visage marque plus particulièrement les mouvements du cœur. Car il est a observer que lorsqu’il se plaint, la bouche s’abaisse par les côtés ; et quand il est content, les coins de la bouche s’élèvent en haut ; et quand il a de l’aversion, la bouche se pousse en avant et s’élève par le milieu. »[17] Les yeux en effet, selon lui, même s’il font voir l’agitation de l’âme ne font pas connaître la nature de cette agitation.

 Un autre élément est très important dans l’analyse de Darwin, il s’agit du fait que les singes ne froncent jamais les sourcils (p. 193). Or cette caractéristique est considérée par Darwin comme étant une des expressions les plus importantes chez l’homme. Le froncement de sourcil est un mouvement qui peut changer considérablement l’expression du visage. Voici ce que dit Le Brun à ce sujet : « le sourcil est la partie de tout le visage où les passions se font mieux connaître ». [18]

 Ainsi on constate que les deux éléments les plus importants dans la transformation du visage sous l’effet des émotions sont les sourcils et la bouche. Ces jeux de visages étaient certainement pratiqués par certains acteurs, même si, pour les deux que j’ai choisi, je n’ai pour l’instant, trouvé aucune critique qui évoquait le mouvement de la mâchoire ou des sourcils. On trouve par contre beaucoup de propos concernant les yeux et le regard. Cependant dans ses Souvenirs d’un tragédien, Mounet-Sully écrit, à propos d’une de ses camarades de classe au conservatoire, Melle Héricourt : « Elle devrait toujours froncer le sourcil. Sa physionomie gagne cent pour cent à l’expression des sentiments violents. » Ainsi, on savait mettre sur scène des sentiments violents. Voici ce que dit Sarcey à propos de Sarah Bernhardt dans le rôle-titre de Fédora (in Quarante ans de théâtre, Tome 6, p. 101) : « Mais le visage est si expressif, toutes les passions s’y peignent avec une violence si farouche, qu’on lit sur sa physionomie mobile et vivante les mots que l’on n’entend pas ». Ainsi les « monstres sacrés » pouvaient exprimer des sentiments violents et très expressifs et mettre sur le masque des physionomies tourmentées. Cependant on ne dit jamais qu’ils sont laids. La recherche est toujours celle de la beauté. Aussi la violence s’accompagne-t-elle obligatoirement de délicatesse dans l’exécution, dans le cas contraire cela devient grossier.

 Cependant, il est intéressant de voir ce que l’on entend par beauté. Dans la conférence de Le Brun, il est clair que cette notion est empreinte d’une tradition catholique, la beauté est associée à la bonté. Aussi, bien souvent, les expressions considérées comme des péchés sont traduites par une certaine monstruosité des traits allant de pair avec une grossièreté. Il est par exemple très intéressant de noter que le désir est rendu de manière très violente. La figure a un air sauvage. C’est pourquoi je me demande, étant donné que Sarah Bernhardt était très attentive au choix de ses rôles (elle accorde d’ailleurs une place importante à ce sujet dans son traité) si les rôles qu’elle décidait d’interpréter (et je pense que Mounet-Sully agissait de façon semblable) n’étaient pas choisis en fonction de ce qu’il y avait à jouer, la noblesse de l’attitude étant une chose très importante pour susciter l’enthousiasme du public. Or il est beaucoup plus simple de paraître noble dans la tragédie ou le drame que dans la comédie.

  Mais on peut aussi supposer, comme les « monstres sacrés » évoquent souvent la notion d’Idéal, que, dans leur conception de l’art, le beau et le laid ne s’opposent pas mais au contraire, comme dans la philosophie de Platon, ils renvoient tous deux à l’Idée, c'est-à-dire à une aspiration. Or, celle-ci est semblable au désir qui change constamment d’objet parce qu’il semble viser autre chose, au delà de tous les objets. Ainsi chaque expression du visage, parce qu’elle est liée au visage, renvoie à l’Idée, c'est-à-dire à quelque chose qui va au-delà d’elle-même.

 

c) L’émission des sons et l’expression des passions

 Darwin explique le fait que les émotions se lisent sur le visage, en suivant la théorie de Monsieur Spencer qui dit que quand on a une émotion forte, la sensation que l’on éprouve est produite par une force nerveuse qui doit se dépenser, c'est-à-dire engendrer une manifestation équivalente de force. Or comme les muscles faciaux sont les plus utilisés, ce sont donc les premiers à être mis en action. En effet, il reprend à son compte une théorie démontrée par Sir Charles Bell qui a démontré la relation entre les mouvements de l’expression et ceux de la respiration. Ce qui là encore, lie parole et émotion, autrement dit, voix et sentiment. La respiration étant une des choses naturelle et nécessaire à la vie, la contraction de certains muscles du visage l’est aussi, notamment de ceux qui concernent l’émission des sons. En effet, pour alerter ou dire son désir, la voix est nécessaire. Le son est donc au départ une réponse à un problème de survie. En effet, chez les animaux, l’utilisation de la voix est associée à la souffrance. En outre, les nourrissons sont très sensibles aux bruits, et ce, dès leur plus jeune age. Ainsi quand l’appareil sensoriel est excité, les muscles du corps entrent en action et des sons bruyants peuvent être poussés. Le mécanisme est le même que pour les mouvements. Selon les circonstances, la voix se modifie (sonorité, timbre, hauteur, étendue).

Darwin reprend l’idée d’un autre scientifique, Spencer, idée selon laquelle le langage des sentiments est intimement lié à la musique vocale (p. 121-122). Spencer explique cela par la loi générale de toute sensation qui est un stimulus pour l’action musculaire. Mais selon Darwin cela reste trop général et ne permet pas d’expliquer les différents langages et notamment le chant. A ceci près que, pour nous, cela signifie que toute parole se répercute sur le corps et que le fait de donner telle ou telle consonance musicale à tel mot, ne produira pas la même émotion. Or Darwin le dit, l’émission du son est due à l’ouverture de la bouche. Les recherches de Helmholtz à l’époque, avaient montrées que la forme des lèvres et de la cavité de la bouche détermine la hauteur et la nature des sons vocaliques qui sont émis. Ainsi une certaine physionomie du visage détermine un son et donc un sentiment de la part de celui qui émet et de celui qui reçoit. Sarah Bernhardt et de nombreux critiques disaient que c’est la voix qui touche et porte le public. Ainsi le face-à-face entre l’acteur et le spectateur devient par la voix de l’acteur un corps à corps.

 



[1] cité dans Cent ans de théâtre par la photographie, Maximilien Gauthier et René Coursaget, Edition l’Image, Paris, 1947

[2] idem. 

[3] cité dans Cent ans de théâtre par la photographie, Maximilien Gauthier et René Coursaget, Edition l’Image, Paris, 1947

[4] Francisque Sarcey, Comédiens et comédiennes, 1ère série, La comédie française, Librairie des bibliophiles, Paris, 1976, p. 6

[5] Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Tome 3, Corneille, Racine, Shakespeare et la tragédie, Bibliothèque des annales, 1900, p. 302

[6] Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Tome 3, Corneille, Racine, Shakespeare et la tragédie, Bibliothèque des annales, 1900, p. 232

[7] Ludovic Bron, Sarah Bernhardt, Paris, La Pensée française, 1925 cité dans Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition de la BNF, dirigée par Noëlle Guibert, 2000, p. 122

[8] in Georges Banu, Sarah Bernhardt, Sculptures de l’éphémère, Caisse nationale des monuments historiques, 1995

[9] Mariella Rizzi, « La fascination de l’étranger, la muse ferroviaire » in Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition dirigée par Noëlle Guibert, BNF, 2000, p.159

[10] cité dans Cent ans de théâtre par la photographie, Maximilien Gauthier et René Coursaget, Edition l’Image, Paris, 1947

 

[11] Sarah Bernhardt, L’Art du théâtre, Edition l’Harmattan, 1993, p. 205

[12] Mucha, Mes souvenirs sur Sarah Bernhardt, cité par Claudette Joannis dans son article intitulé « Les costumes de Sarah : le défi du narcissisme », in Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition de la BNF dirigée par Noëlle Guibert, 2000

[13] D’après E Stoullig dans Le Rappel, cité dans Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition de la BNF, dirigée par Noëlle Guibert, 2000, p.65

[14] Charles Darwin, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, traduit de l’anglais par Dominique Férault, Editions Payot et Rivages, 2001, p 24

[15] Sarah Bernhardt, L’art du théâtre, p. 179

[16] Sarah Bernhardt, L’art du théâtre, Editions L’Harmattan, 1993, p 40

[17] LE BRUN Charles, « Conférence sur l’expression des passions », introduite et commentée par Hubert Damish, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°21, La Passion, Paris, printemps 1980, pp.93-131

 

[18] idem

24 avril 2007

Partie I

I- Le visage sur scène au XIXème siècle

1-Visibilité du visage

A/ La Beauté du visage sur scène

 Depuis le début de cette réflexion nous nous sommes demandé si le visage des acteurs était visible par les spectateurs, compte tenu de la taille des salles et de la profusion de décors, de costumes, d’objets mais aussi de gestes. 

Or il est étonnant de voir qu’il y a de nombreuses critiques qui évoquent le visage des acteurs. Celle-ci laissent supposer qu’il devait être plutôt visible. Cependant un élément manque : nous ne savons pas exactement où étaient placés les critiques dans les salles de spectacles. Il est possible qu’ils aient eu de bonnes places et que la salle entière n’avait pas le même rapport au visage. Les gens installés au « paradis » des salles à l’italienne ne percevaient peut être pas tous les « jeux de visages » de Sarah Bernhardt qu’évoque Sarcey dans sa critique de Théodora, ou, la sueur couler du front de Mounet-Sully dans Ruy Blas.  

 Dans L’Art du théâtre, Sarah Bernhardt, donne des éléments qui permettent de se figurer un peu ce que pouvait être un visage sur scène à cette époque. Elle écrit : « Un visage fort joli à la ville ou en soirée peut être plat et banal à la scène, et tout à fait insignifiant. Il peut même devenir ridicule sous l’effet de la rampe qui change la forme des ombres du visage et en fait apparaître les volumes constitutifs sous un jour inattendu qui modifie parfois totalement le détail des traits, comme l’ensemble de la physionomie. » (p.216) Plus loin elle écrit « Le visage plat aux petits yeux est à redouter tout particulièrement ». Ainsi on sait que les lumières (la première rampe électrique a été installée en 1891 à la Scala de Milan) modifient le visage et que si certains détails ne doivent pas être accentués, un visage sans relief passe inaperçu. On constate en outre, l’importance du regard puisqu’il est nécessaire d’agrandir des yeux trop petits.

 Dans la perception de ces visages, une chose est sûre c’est que les visages des « monstres sacrés » sont beaux. Celui de Sarah Bernhardt est qualifié de « visage de reine de Cappadoce ou de Néréide » par Théodore de Banville[1] ou d’ « étonnant paysage d’âme » où se reflétaient « les douleurs, les fureurs et toutes les douceurs féminines, et qui était en même tant toute l’humanité et toute la poésie », par Edmond Sée.[2] Bauër, qui a écrit la préface du livre d’où sont extraites les deux citations précédentes, dit de Mounet Sully : « Il était beau, d’une beauté vraiment tragique (… « la bouche pleine d’ombre et les yeux pleins de cris… » » (p.11). 

 

B/ Les yeux et le regard

 Dans les critiques, une part importante est faite aux yeux des acteurs. Ils semblent porter toute la profondeur de l’acteur et de ce qu’il invente extérieurement. On sait qu’il existait des photographies des rôles mais cela ne laisse pas voir la mobilité de l’expression. Or voici ce que dit Théodore de Banville des yeux de Sarah Bernhardt : « ses yeux bleu foncé très longuement fendus et peu ouverts, ordinairement langoureux, mais quand elle s’anime s’éveillant et scintillant comme des diamants noirs ; et cette prunelle excessivement petite qui, lorsque le comédienne dit un mot ironique, semble se jeter hors de l’œil et vous percer ». [3] 

Cela laisse donc penser que le regard de l’acteur était visible, ou du moins que l’expressivité du visage laissait deviner celle des yeux. 

 Voici quelques témoignages concernant les yeux de Sarah Bernhardt et de Mounet-Sully : 

 Mounet-Sully, juillet 1872 dans rôle d’Oreste : « Quand il arriva en scène, […] les cheveux tombant en désordre sur le front, les yeux, des yeux pleins d’une mélancolie orientale, étincelants au travers, il n’y eût qu’un cri dans toute la salle : on crût voir entrer sur la scène, un de ces Arabes ardents et farouches que Regnault se plaisait à nous peindre. »[4]

 Mounet-Sully dans le rôle d’Orosmane, dans Zaïre de Voltaire : « Et au troisième acte lorsque, entrant subitement, il regarde la porte par où est sorti Nérestan, qu’il voit son rival, il montrait un visage si terrible, des yeux si égarés et si profond qu’un frisson a couru dans la salle. »[5]

 Sarah Bernhardt dans Phèdre : « Oh ! les beaux yeux ! comme ils semblaient fouiller dans le passé. »[6]

 Ce dernier témoignage ne parle pas d’un rôle en particulier mais des yeux de Sarah Bernhardt sur scène : « Ils étaient inouïs d’expression changeante. Ils poignardaient de troublance, ils s’allumaient de tigricité, ils dévoilaient l’humaine réalité de cette statue-femme dont le marbre avait la splendeur d’être vivante ! […]

Ils chantaient ce nocturne dont la musique saigne à nos nerfs le pianissimo d’être, et sous leur arc en cils ils retenaient l’infini au parvis de la poésie. »[7]

 Ainsi les yeux de ces acteurs semblent dotés d’une puissance attractive importante, par la violence de leur expression qui est avant tout humaine.

 

C/ Le maquillage

 Le maquillage avait une grande part dans la représentation théâtrale. Il permettait de corriger les défauts d’un visage peu réceptif à la lumière, en accentuant les traits ou au contraire en les diminuant. Sarah Bernhardt accorde une place importante au maquillage dans son traité intitulé L’Art du théâtre. Jules Lemaître disait d’elle qu’elle était grimée à ravir. A cette époque, tout le visage est maquillé. Elle écrit « Le maquillage des yeux et de la bouche change tout le dessin d’un visage. Le soin qu’on lui apporte doit donc l’emporter sur tout autre maquillage du visage : joues, lobe des oreilles, nez, etc. » (p.216). Elle indique également que le maquillage est en rapport avec les dimensions du théâtre: « plus la salle est grande, plus le maquillage doit être accentué » car « l’importance des traits de l’acteur se perd dans l’éloignement des spectateurs qui les perçoivent avec peine » (p. 217). Il doit aussi prendre en compte la lumière, si celle si est puissante, les traits doivent être accusés. Ainsi le but du maquillage est de rendre plus apparents les traits du visage. Cela va très loin puisqu’elle donne l’exemple d’une actrice qui avait de petits yeux mais l’arcade sourcilière très marquée et qui se dessinait au bleu des yeux artificiels. Selon Sarah Bernhardt, la salle voyait de grands et beaux yeux. Il faut donc être prudent quant à ce que percevaient réellement les spectateurs. Car si un tel artifice n’était pas perçu on peut se demander si les critiques, n’inventaient pas ce qu’ils voyaient, sous l’effet de l’imagination ou de l’exaltation poétique. En effet, la critique semblait alors être une véritable écriture littéraire et pas seulement journalistique. Ce qu’ils pouvaient voir relevait sans doute beaucoup plus d’une expression générale de visage que d’un regard réel. Mais bien entendu cela différait selon la taille des salles. Ainsi à la comédie française, considérée comme une grande salle, le maquillage devait certainement âtre plus accentué. L’effet produit par le maquillage de l’acteur est très important pour comprendre l’intérêt pour la photographie.

 Sarah Bernhardt différencie le maquillage des hommes et des femmes à cause de leur fonction, celle de la femme étant selon elle, de séduire : « Le maquillage des hommes n’est pas le même que celui des femmes. Il peut être plus accentué alors que ce dernier doit viser (hors les cas spéciaux des têtes caractéristiques) à rappeler le visage de l’actrice d’un des types de la beauté féminine parfaite, le rôle de la femme étant bien plus que celui de l’homme de plaire aux regards. » (p.216) Bernard Schaw en 1895, reconnaît sur son visage les effets de la peinture impressionniste qui « donnent aux chairs la belle couleur des fraises à la crème » par la reproduction des ombres en rose et en pourpre[8]. Mais le maquillage n’est pas tant fait pour plaire que pour satisfaire aux besoins du rôle. Il s’agit grâce à des artifices d’ajouter encore un degré à l’illusion et de masquer totalement la personnalité de l’acteur. On peut ainsi vieillir une personne ou refaire totalement une bouche. Par l’usage du blanc, cette dernière peut en effet, être effacée. Ainsi le maquillage est comme un masque sur le visage de l’acteur, bien que, comme Sarah Bernhardt le dit, il doit être adapté à chacun, selon ses défauts ou qualités physiques particulières. Cette citation, extraite d’un article de Sarcey daté du 28 juin 1881, à propos de Sarah Bernhardt dans La Dame aux camélias, est assez intéressante quant au résultat que peut rendre un maquillage (Quarante ans de théâtre, Tome 5, p. 192) : « Le premier soir elle était si violemment entrée dans la situation que de grosses larmes, des vraies, tombaient de ses yeux et roulaient silencieusement sur son visage défait, où elle creusaient deux sillons parallèles. » Cependant si Sarcey peut voir la trace du maquillage, c’est sans doute, et cela confirme ce que l’on soupçonnait, qu’il devait avoir de très bonnes places. Toujours est-il que, même si certains le louaient, le maquillage de Sarah Bernhardt était très critiqué à l’étranger, notamment à cause de son outrance qui le faisait apparaître comme un masque. En Angleterre, William Henry Rice créa Sarah Heartburn, un personnage au visage mi-blanc mi noir pour ridiculiser cette outrance de maquillage fréquente dans ses rôles. En Australie, « son excès de maquillage surprenait ; il paraissait avoir été posé irrégulièrement sur son visage, et l’effet produit était celui d’un masque. »[9]

 Pourtant même avec tout ce fard, il semble que l’intériorité du comédien était visible, qu’un certain rapport au visage, réel –même si ce dernier ne l’était pas, était possible. Voici une phrase d’André Antoine qui met en évidence cette « apparition » du visage :

« La pâleur sacrée montant sur la face du tragédien sous le fard, était un des plus sublimes spectacles que l’on ait contemplé depuis qu’une scène existe ; tout l’appareil théâtral s’évanouissait ; il semblait que le plafond de la salle s’ouvrait pour laisser descendre des forces mystérieuses et écrasantes sur cet homme revenu du fond des ages… »[10]

 Là encore il faut faire la part entre la réalité et la poésie du témoignage. Cependant, si Antoine voit cela, peu importe que cela soit « vrai » ou pas, s’il peut le voir, c’est que même masqué par le maquillage, le comédien reste humain et n’est pas vide à l’intérieur. Il y a quelque chose sous le masque. Voici un exemple que donne Sarah Bernhardt, à propos de cette « apparition » du visage et donc de l’intériorité. Cela se passe lors d’une représentation de Rome vaincue, où elle jouait le rôle d’une vieille aveugle. Un soir elle fût prise de violentes douleurs quelques minutes avant d’entrer en scène. Faisant un effort de volonté, elle entre en scène :

«  Ma figure bouleversée par la souffrance, mon front barré par la volonté de ne plus souffrir, tout mon être trépidant sous la morsure des douleurs rejetées hors de moi, firent une telle sensation sur le public, qu’il trépigna d’enthousiasme à mon apparition. » [11]

 

2- L’expression des émotions

A/ L’extériorisation de l’intériorité 

 Le jeu des acteurs de cette période consiste surtout en une recherche de la vérité. Il s’agit d’exprimer des sentiments qui doivent être ressentis à l’intérieur mais tout doit se donner à voir. Or le visage est le lieu de l’expression des sentiments par excellence.

 Contre Diderot, Sarah Bernhardt, pense qu’ « il faut éprouver tous les sentiments qui agitent l’âme du personnage qu’on veut représenter » (L’Art du théâtre, p. 74). Selon elle la sensibilité ne s’apprend point et c’est elle qui fait les grands comédiens. Chaque sentiment doit être ressenti et extériorisé, car « il ne suffit qu’il [le comédien] ressente en lui les crises violentes de la passion, il doit les exprimer au dehors» (id. p.77).

 A propos de Sarah Bernhardt, Mucha a écrit : « Ainsi on peut dire à son propos que rarement l’âme d’un être s’est plus fidèlement extériorisée. Chacun des traits de son visage et chaque pli de sa robe était profondément conditionné par ses nécessités psychologiques. »[12] En effet, selon elle, « il serait inutile de chercher à faire agir tel ou tel muscle du visage pour exprimer les sensations diverses de la pensée, l’expression de la face se modifiera dans le cours du soliloque » (L’Art du théâtre, p. 172). Ainsi, le visage est bien le lieu de l’expression des sentiments. De plus « le geste doit précéder la parole » (id. p 116), il n’est donc pas une conséquence. Or la parole révélant l’âme, c’est par la parole que s’expriment les sentiments. Le geste n’est là que pour amener la parole, donc amener les sentiments. « Il est l’expression de la pensée » (id. p.116). Les sentiments se révèlent sur le visage presque à l’insu de l’acteur car celui-ci ne doit se préoccuper que de ressentir lorsqu’il joue.

 S’il est difficile, comme on l’a déjà remarqué, de faire la part de la réalité et de la poésie dans les différents témoignages concernant le visage des acteurs, ce que l’on sait c’est que celui de Sarah Bernhardt était très expressif. Comme Mucha l’a dit, chacun des éléments de celui-ci était vivant, c'est-à-dire en mouvement. Voici une remarque de Graham Robertson évoquant Sarah Bernhardt dans La Dame aux Camélias[13]. Il la regardait des coulisses à quelques mètres de distance : « Un regard rapide au messager qui apporte la nouvelle [de l’arrivée d’Armand] et le visage hagard s’illumine, la peau se tend, produisant un effet de transparence comme éclairée de l’intérieur, les pupilles se dilatent pour couvrir presque l’iris entier et luisent sombrement, les lèvres contractées se détendent et prennent des courbes douces et enfantines tandis qu’il en sort un cri qui, à cette faible distance ne parait pas plus fort qu’un souffle et qui s’entend cependant, jusqu’au confins du théâtre. » Etant près, il peut voir jusqu’au changement d’apparence de l’œil. Mais, là encore, on peut se demander où est la part d’imagination ?

 

B/ L’expressions des passions et la beauté artistique

a) Le but de l’art : l’élévation et la beauté

 Dans L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, Darwin écrit : « J’espérais trouver beaucoup d’aide chez les grands maîtres de la peinture et de la sculpture, qui sont des observateurs si minutieux. » mais cela ne l’a pas aidé pour ses études sur les passions : « La raison en est sans aucun doute que, dans les œuvres d’art, la beauté est le but principal ; et la forte contraction des muscles faciaux détruit la beauté. »[14]

Cette remarque est très intéressante pour notre sujet. En effet, dans L’art du théâtre, de Sarah Bernhardt, on trouve de nombreuses occurrences quant à la recherche de la beauté dans l’art. Pour elle, le théâtre « marche sans cesse à la conquête du beau. » (p. 186). Cette notion de beauté est liée à celle d’idéal : « Ainsi le théâtre, l’art dramatique se révèlent comme le complément de l’histoire et de la philosophie ; ils développent l’amour du beau et du bien. Leurs adeptes gardent le feu sacré de l’art, l’art qui sous toutes ses manifestations est la plus belle création de l’esprit humain. »[15] Mounet-Sully évoque aussi très souvent l’Idéal de l’art. En outre, les témoignages sur le visage de ces acteurs, nous l’avons vu, les disent tous beaux. D’ailleurs Sarah Bernhardt ne dit-elle pas que le théâtre est un art féminin, à cause de la nécessité de plaire : « Le visage d’une femme est rarement complètement laid, surtout s’il est animé du désir de plaire ; et c’est toujours le but de la Comédienne, quel que soit son rôle, celui-ci fût-il un rôle de marâtre. L’important pour l’artiste qui se destine à la scène est d’être bien proportionné, l’expression du visage se modifie sous la pensée des sentiments à exprimer. »[16]

 Aussi, en lisant cela me suis-je dis que leurs expressions de visages ne devaient pas être très marquées, qu’il devait y avoir certaines expressions de visage à ne pas réaliser s’y l’on ne voulait pas déplaire. En effet, nombreuses sont les critiques qui louent la grâce de Sarah Bernhardt. Mais dans les critiques de Sarcey, on trouve aussi des expressions comme celles-ci : à propos de Mounet-Sully dans Créon, Antigone, le 27 novembre 1893 : « le visage égaré » et à propos de Sarah Bernhardt dans le rôle de Marguerite dans La Dame aux camélias : le « visage défait » (Quarante ans de théâtre, tome 5, p 193). Qu’est ce que cela signifie ? Le visage est-il pour autant laid ? Si le visage est défait ou égaré c’est en tout cas que l’expression est marquée. Mais le visage peut également être disgracieux. L’est-il dans le jeu des « monstres sacrés » ? C’est une hypothèse qu’il faut vérifier. Il s’agit de comprendre ce qui marque et modifie réellement le visage.

 

 

 b) La mobilité du visage sous l’effet des passions

 Nous allons étudier les caractéristiques majeures de l’expression des émotions à travers les propos de Le Brun et ceux de Darwin. Il faut tout d’abord signaler que pour ces deux théoriciens, l’émotion (passion pour Le Brun) peut être soit active, soit passive. Darwin parle d’émotion déprimante (frayeur, horreur) ou excitante (joie, colère). 

 Lorsqu’il étudie le comportement des singes et des animaux, Darwin décrit souvent leurs expressions à travers la position de la bouche et des mâchoires. Or, c’est la partie du visage qui a le plus de mobilité, celle qui peut donc exprimer le plus de choses. Le Brun disait, lors de sa conférence sur l’expression des passions que la bouche reflète les mouvements du cœur : « Mais au contraire, si le cœur ressent quelque passion, ou s’il s’échauffe et se roidit, toutes les parties du visage tiennent de ce mouvement, et particulièrement la bouche ; ce qui prouve, comme je l’ai déjà dit, que c’est la partie qui de tout le visage marque plus particulièrement les mouvements du cœur. Car il est a observer que lorsqu’il se plaint, la bouche s’abaisse par les côtés ; et quand il est content, les coins de la bouche s’élèvent en haut ; et quand il a de l’aversion, la bouche se pousse en avant et s’élève par le milieu. »[17] Les yeux en effet, selon lui, même s’il font voir l’agitation de l’âme ne font pas connaître la nature de cette agitation.

 Un autre élément est très important dans l’analyse de Darwin, il s’agit du fait que les singes ne froncent jamais les sourcils (p. 193). Or cette caractéristique est considérée par Darwin comme étant une des expressions les plus importantes chez l’homme. Le froncement de sourcil est un mouvement qui peut changer considérablement l’expression du visage. Voici ce que dit Le Brun à ce sujet : « le sourcil est la partie de tout le visage où les passions se font mieux connaître ». [18]

 Ainsi on constate que les deux éléments les plus importants dans la transformation du visage sous l’effet des émotions sont les sourcils et la bouche. Ces jeux de visages étaient certainement pratiqués par certains acteurs, même si, pour les deux que j’ai choisi, je n’ai pour l’instant, trouvé aucune critique qui évoquait le mouvement de la mâchoire ou des sourcils. On trouve par contre beaucoup de propos concernant les yeux et le regard. Cependant dans ses Souvenirs d’un tragédien, Mounet-Sully écrit, à propos d’une de ses camarades de classe au conservatoire, Melle Héricourt : « Elle devrait toujours froncer le sourcil. Sa physionomie gagne cent pour cent à l’expression des sentiments violents. » Ainsi, on savait mettre sur scène des sentiments violents. Voici ce que dit Sarcey à propos de Sarah Bernhardt dans le rôle-titre de Fédora (in Quarante ans de théâtre, Tome 6, p. 101) : « Mais le visage est si expressif, toutes les passions s’y peignent avec une violence si farouche, qu’on lit sur sa physionomie mobile et vivante les mots que l’on n’entend pas ». Ainsi les « monstres sacrés » pouvaient exprimer des sentiments violents et très expressifs et mettre sur le masque des physionomies tourmentées. Cependant on ne dit jamais qu’ils sont laids. La recherche est toujours celle de la beauté. Aussi la violence s’accompagne-t-elle obligatoirement de délicatesse dans l’exécution, dans le cas contraire cela devient grossier.

 Cependant, il est intéressant de voir ce que l’on entend par beauté. Dans la conférence de Le Brun, il est clair que cette notion est empreinte d’une tradition catholique, la beauté est associée à la bonté. Aussi, bien souvent, les expressions considérées comme des péchés sont traduites par une certaine monstruosité des traits allant de pair avec une grossièreté. Il est par exemple très intéressant de noter que le désir est rendu de manière très violente. La figure a un air sauvage. C’est pourquoi je me demande, étant donné que Sarah Bernhardt était très attentive au choix de ses rôles (elle accorde d’ailleurs une place importante à ce sujet dans son traité) si les rôles qu’elle décidait d’interpréter (et je pense que Mounet-Sully agissait de façon semblable) n’étaient pas choisis en fonction de ce qu’il y avait à jouer, la noblesse de l’attitude étant une chose très importante pour susciter l’enthousiasme du public. Or il est beaucoup plus simple de paraître noble dans la tragédie ou le drame que dans la comédie.

  Mais on peut aussi supposer, comme les « monstres sacrés » évoquent souvent la notion d’Idéal, que, dans leur conception de l’art, le beau et le laid ne s’opposent pas mais au contraire, comme dans la philosophie de Platon, ils renvoient tous deux à l’Idée, c'est-à-dire à une aspiration. Or, celle-ci est semblable au désir qui change constamment d’objet parce qu’il semble viser autre chose, au delà de tous les objets. Ainsi chaque expression du visage, parce qu’elle est liée au visage, renvoie à l’Idée, c'est-à-dire à quelque chose qui va au-delà d’elle-même.

 

c) L’émission des sons et l’expression des passions

 Darwin explique le fait que les émotions se lisent sur le visage, en suivant la théorie de Monsieur Spencer qui dit que quand on a une émotion forte, la sensation que l’on éprouve est produite par une force nerveuse qui doit se dépenser, c'est-à-dire engendrer une manifestation équivalente de force. Or comme les muscles faciaux sont les plus utilisés, ce sont donc les premiers à être mis en action. En effet, il reprend à son compte une théorie démontrée par Sir Charles Bell qui a démontré la relation entre les mouvements de l’expression et ceux de la respiration. Ce qui là encore, lie parole et émotion, autrement dit, voix et sentiment. La respiration étant une des choses naturelle et nécessaire à la vie, la contraction de certains muscles du visage l’est aussi, notamment de ceux qui concernent l’émission des sons. En effet, pour alerter ou dire son désir, la voix est nécessaire. Le son est donc au départ une réponse à un problème de survie. En effet, chez les animaux, l’utilisation de la voix est associée à la souffrance. En outre, les nourrissons sont très sensibles aux bruits, et ce, dès leur plus jeune age. Ainsi quand l’appareil sensoriel est excité, les muscles du corps entrent en action et des sons bruyants peuvent être poussés. Le mécanisme est le même que pour les mouvements. Selon les circonstances, la voix se modifie (sonorité, timbre, hauteur, étendue).

Darwin reprend l’idée d’un autre scientifique, Spencer, idée selon laquelle le langage des sentiments est intimement lié à la musique vocale (p. 121-122). Spencer explique cela par la loi générale de toute sensation qui est un stimulus pour l’action musculaire. Mais selon Darwin cela reste trop général et ne permet pas d’expliquer les différents langages et notamment le chant. A ceci près que, pour nous, cela signifie que toute parole se répercute sur le corps et que le fait de donner telle ou telle consonance musicale à tel mot, ne produira pas la même émotion. Or Darwin le dit, l’émission du son est due à l’ouverture de la bouche. Les recherches de Helmholtz à l’époque, avaient montrées que la forme des lèvres et de la cavité de la bouche détermine la hauteur et la nature des sons vocaliques qui sont émis. Ainsi une certaine physionomie du visage détermine un son et donc un sentiment de la part de celui qui émet et de celui qui reçoit. Sarah Bernhardt et de nombreux critiques disaient que c’est la voix qui touche et porte le public. Ainsi le face-à-face entre l’acteur et le spectateur devient par la voix de l’acteur un corps à corps.

 



[1] cité dans Cent ans de théâtre par la photographie, Maximilien Gauthier et René Coursaget, Edition l’Image, Paris, 1947

[2] idem. 

[3] cité dans Cent ans de théâtre par la photographie, Maximilien Gauthier et René Coursaget, Edition l’Image, Paris, 1947

[4] Francisque Sarcey, Comédiens et comédiennes, 1ère série, La comédie française, Librairie des bibliophiles, Paris, 1976, p. 6

[5] Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Tome 3, Corneille, Racine, Shakespeare et la tragédie, Bibliothèque des annales, 1900, p. 302

[6] Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Tome 3, Corneille, Racine, Shakespeare et la tragédie, Bibliothèque des annales, 1900, p. 232

[7] Ludovic Bron, Sarah Bernhardt, Paris, La Pensée française, 1925 cité dans Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition de la BNF, dirigée par Noëlle Guibert, 2000, p. 122

[8] in Georges Banu, Sarah Bernhardt, Sculptures de l’éphémère, Caisse nationale des monuments historiques, 1995

[9] Mariella Rizzi, « La fascination de l’étranger, la muse ferroviaire » in Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition dirigée par Noëlle Guibert, BNF, 2000, p.159

[10] cité dans Cent ans de théâtre par la photographie, Maximilien Gauthier et René Coursaget, Edition l’Image, Paris, 1947

 

[11] Sarah Bernhardt, L’Art du théâtre, Edition l’Harmattan, 1993, p. 205

[12] Mucha, Mes souvenirs sur Sarah Bernhardt, cité par Claudette Joannis dans son article intitulé « Les costumes de Sarah : le défi du narcissisme », in Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition de la BNF dirigée par Noëlle Guibert, 2000

[13] D’après E Stoullig dans Le Rappel, cité dans Portrait(s) de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition de la BNF, dirigée par Noëlle Guibert, 2000, p.65

[14] Charles Darwin, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, traduit de l’anglais par Dominique Férault, Editions Payot et Rivages, 2001, p 24

[15] Sarah Bernhardt, L’art du théâtre, p. 179

[16] Sarah Bernhardt, L’art du théâtre, Editions L’Harmattan, 1993, p 40

[17] LE BRUN Charles, « Conférence sur l’expression des passions », introduite et commentée par Hubert Damish, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°21, La Passion, Paris, printemps 1980, pp.93-131

 

[18] idem

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24 avril 2007

Réflexion sur le visage des monstres sacrés

Bonjour voici un travail que j'ai fait sur le visage et les rapports avec la monstruosité, concernant les acteurs de la fin du XIXème siècle et notamment Mounet-Sully et Sarah Bernhardt


INTRODUCTION

 

 

« L’auditoire, d’abord atterré, puis saisi, était porté aux extrêmes limites de l’enthousiasme au-delà de quoi il n’y a plus qu’à rendre l’âme car tels sont les prestiges du théâtre : on entre de plain-pied dans un monde inhumain, chez les monstres sacrés. »

Blaise Cendrars[1]

 

 

 

  L’expression « monstres sacrés » est devenue courante aujourd’hui. Pourtant, si l’on en croit les dictionnaires, elle n’est apparue qu’au XXème siècle dans le titre d’une pièce de Cocteau, datée de 1940, et justement intitulée : « Les Monstres sacrés ». Si on l’emploie aujourd’hui pour désigner un acteur où une personnalité en vue du show-business, à l’origine, elle désigne les acteurs du dernier tiers du XIXème siècle et du début du XXème, c'est-à-dire ceux qui avaient aux alentours de trente ans en 1880. Voici les noms de quelques uns : Julia Bartet, Sarah Bernhardt, Coquelin, De Max, Mounet-Sully, Réjane. La plupart sont des tragédiens. Cette appellation leur vient de leur renommée. A cette époque les acteurs de théâtre français suscitaient un véritable engouement et pas seulement en France. Sarah Bernhardt, aujourd’hui la plus célèbre des « monstres sacrés » est considérée comme la première star internationale. Elle fit de nombreuses tournées mondiales.

 

  On entend souvent dire aujourd’hui que le théâtre se meurt, que les salles sont désertées, que de toute façon le public qui reste s’y ennuie, que rien d’intéressant n’est plus inventé, que les acteurs ne sont plus ce qu’ils étaient –d’ailleurs qui les connaît aujourd’hui ? En un mot, on évoque partout la décadence du théâtre. Cela m’a beaucoup amusée de lire l’autre jour, un article de 1889 écrit par Francisque Sarcey, dans lequel il évoque la décadence du théâtre[2]. Il raconte qu’il a vu en vente une série de livres traitant de la décadence du théâtre depuis le XVIIème siècle, racontée par des contemporains. Ce qui prouve bien qu’à chaque époque le théâtre ne satisfait pas ceux qui sont concernés. C’est la fameuse réplique de « C’était mieux avant ! ». En lisant L’Art du théâtre de Sarah Bernhardt, j’ai été frappée par plusieurs phrases. En voici une (il s’agit d’une représentation de Phèdre, en Angleterre) : « J’avais entamé la soirée avec cette idée : si j’allais oublier ce que j’ai à dire ? Et ne me possédant plus je pris ma scène un peu trop haut. Une fois lancée, impossible de redescendre. Je souffrais, pleurais implorais, criais. Ah oui, je souffrais, d’une souffrance réelle. J’étais possédée par un dieu. »[3] (Dans Ma double vie, elle dit : « Le Dieu était venu », p.301).

  Ce côté mystique qu’elle perçoit dans son art m’a beaucoup questionnée et, en lisant des ouvrages sur le théâtre du XIXème siècle ainsi que des témoignages de ses contemporains, je me suis rendue compte que ce que le public ressentait était un soulèvement du même ordre. Rapportées à mon expérience personnelle du théâtre en tant que comédienne et en tant que spectatrice, ces lectures me semblaient le comble de l’utopie. Je me demandai ce qui se passait sur scène pour qu’un tel enthousiasme puisse être possible. Qu’est-ce que les « monstres sacrés » avaient que les acteurs n’ont plus à présent ? Etait-ce cette conscience mystique ? Et avaient-ils réellement quelque chose de plus ? 

  Voici ce Sarcey dit à propos des acteurs et de la décadence du théâtre : « Mais d’un acteur qui a disparu, il ne reste que le souvenir de ceux qui l’ont vu au temps de sa gloire ; ce souvenir qui s’embellit des enchantements de la jeunesse, se transmet aux générations suivantes. Il devient indiscutable. Comment prouver que Talma était faible dans tel rôle, ou qu’il manquait certaines parties au talent de Melle Mars, et que leurs contemporains se sont exagérés leur mérite ? Nous avons beau avoir de grands comédiens, nous serons toujours en droit de nous écrier : Ce n’est pas Talma ! Ce n’est pas Melle Mars ! Ce n’est pas la grande Rachel ! »[4] Autant pour moi ! Cependant comme je crois à la légitimité de ma recherche, je me suis dit qu’il me fallait être d’autant plus prudente quant au regard que je porte sur cette époque, puisqu’il ne nous reste que des souvenirs pour analyser ce jeu d’acteur. En outre, il est toujours très difficile et par là très risqué de se mettre à la place du spectateur. Cependant ce que Sarcey, à son époque, n’a peut-être pas pu mesurer et qui  pour nous aujourd’hui garde toute sa valeur, c’est le poids de la photographie. En effet, les « monstres sacrés » sont les premiers acteurs à bénéficier de cette invention technique pour faire valoir leur art et leur image. Ces photos nous donnent de précieux indices quant au théâtre de l’époque et à la façon dont étaient perçus les acteurs. En se faisant photographier ainsi, ils veulent donner, une certaine image de leur art. Bien entendu, cela ne suffit pas pour comprendre réellement comment ils jouaient mais entendons cette recherche comme un regard d’aujourd’hui sur l’art des « monstres sacrés ».

 Ce rapport à l’image m’a intéressé car il sous-entend de la part de l’acteur un rapport à soi-même et donc à son visage mais également un rapport du spectateur au visage de l’acteur. C’est toute une dialectique du visage qui doit être mise en place pour parler de ce théâtre. En effet, le visage doit être pris en compte différemment dans la réflexion, selon que l’on parle du « vrai » visage de l’acteur, c'est-à-dire de celui avec lequel il se présente aux autres dans la vie de tous les jours et qui se différencie de l’autre visage, son visage sur scène, celui là étant « transformé » par l’expression des passions, différente à la scène et dans la vie. Cela nous amènera donc à parler de l’expression des passions en général et à mettre cela en regard des théories des acteurs de l’époque sur cette même notion. Ce qui nous a intéressé dans cette recherche c’est le rapport entre la notion de monstruosité et la question du visage. En supposant que ce n’est pas pour rien que Cocteau a qualifié ces acteurs de monstres sacrés, il est intéressant d’étudier sous cet angle les rapports entre le monstrueux et le visage, ce dernier étant souvent défini comme la marque de l’identité individuelle et même humaine. Ce rapport sous-entend une notion esthétique, à savoir la beauté. En outre la question de l’acteur et de l’humain est à mon sens très intéressante, d’un point de vue à la fois historique, éthique et esthétique. Ce sont toutes ces questions que nous essayerons d’aborder. Bien entendu ce travail reste une ébauche de réflexion et n’a en aucun cas la prétention d’être une recherche aboutie.

 

 Pour cette étude, je ne me suis intéressée qu’au visage de deux acteurs, celui de Sarah Bernhardt et de Mounet-Sully. J’espère que le lecteur voudra bien m’excuser de ce manque. Mais il a fallu faire un choix, l’étude aurait été trop longue, elle aurait déjà nécessité des recherches plus approfondies. Il faut en outre souligner un détail évident, l’abondance de photographies et de témoignages sur Sarah Bernhardt sur laquelle nous nous attarderons par la suite, provoque un déséquilibre évident entre ces deux exemples. Mais il m’a semblé nécessaire de prendre l’exemple d’un homme. Or parmi les « monstres sacrés », les hommes étant en infériorité, il est le plus « célèbre » à l’époque, sa notoriété en France égalant presque celle de Sarah Bernhardt, même si la postérité a plutôt retenu le nom de cette dernière. 



[1] Blaise Cendrars, Emmène-moi au bout du monde, Editions Denoel, 1956, Folio, p 69

 

[2] Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Tome 1 : La critique et les lois du théâtre, la comédie française, Bibliothèque des annales, Paris, 1900, « La Décadence du théâtre », 7 janvier 1889, p 185

[3] Sarah Bernhardt, L’Art du théâtre, Editions l’Harmattan, 1993, p 150

[4] Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Tome 1 : La critique et les lois du théâtre, la comédie française, Bibliothèque des annales, Paris, 1900, « La Décadence du théâtre », 7 janvier 1889, p 186-187

19 avril 2007

- AUMONT, Jacques, Du visage au Cinéma, Éd. de

- AUMONT, Jacques, Du visage au Cinéma, Éd. de l'Étoile -"Cahiers du cinéma"-, Paris, 1992.

- BANU Georges, Sarah Bernhardt : Sculptures de l’éphémère, photographies de Paul Nadar, édité par la caisse nationale des monuments historiques, 1995.

- BARTHES Roland, La chambre claire: notes sur la photographie -Cahiers du cinéma-,  Editions du Seuil, Paris, 1980

- BERNHARDT Sarah, L’art du théâtre, Editions L’Harmattan, 1993.

- CHALIER, Catherine (dir. par), Le Visage: dans la clarté, le secret demeure, Editions Autrement, Série mutations, n°148, octobre 1994, Paris.

- DARWIN, L’expression des passions chez l’homme et les animaux, traduit de l’anglais par Dominique Férault, Editions Payot et Rivages, 2001.

- DIDI-HUBERMAN, Georges, Phasmes. Essais sur l'apparition, Minuit, Paris, 1998.

- FLAHAULT, François, Face à face. Histoire de visages, Paris, Plon, 1989.

- FRONTISI-DUCROUX Françoise, Du masque au visage: aspects de l’identité en Grèce ancienne,  coll. Idées et Recherche, Editions Flammarion, Paris, 1995.

- GROSSMAN, Evelyne, Défiguration. Artaud, Beckett, Michaux, Paris, Minuit, 2004.

- LE BRETON, David, Des visages. Essai d'anthropologie, Paris, A-M. Métailié, 1992.

- LE BRUN Charles, « Conférence sur l’expression des passions », introduite et commentée par Hubert Damish, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°21, La Passion, Paris, printemps 1980, pp.93-131

- MEYER-PLANTUREUX Chantal, La photographie de théâtre ou la mémoire de l’éphémère, préface de Bernard Dort, Paris Audiovisuel, 1992.

- NANCY Jean-Luc, Le regard du portrait, Editions Galilée, Paris, 2000

Portraits de Sarah Bernhardt, catalogue d’exposition de la BNF, sous la direction de Noëlle Guibert, Bibliothèque Nationale de France, Paris, 2001

- MILNER, Max, L'envers du visible : essai sur l'ombre, Ed. du Seuil, Paris, 2005.

- MOUNET-SULLY, Souvenirs d’un tragédien, Editions Pierre Lafite, Paris, 1917.

- SLOTERDIJK, Peter, "Entre les visages", chapitre II de Bulles. Sphères I, Paris, Fayard, coll. Pluriel, pp. 153-225.

19 avril 2007

Bibliographie Antonin Artaud

Bibliographie :

ANDRE-CARRAZ Danièle L'Expérience intérieure d'Antonin Artaud : avec trois lettres et un autoportrait inédits, Librairie Saint-Germain-des-Près, 1973.

BARLOU Papoulia, Antonin Artaud, Le corps et le cri, sous la direction de M. BANU-BORIE, 1981.

GROSSMAN Evelyne, Défiguration. Artaud, Beckette, Michaux, Minuit, 2004.

GROSSMAN Evelyne, Antonin Artaud. Un insurgé du corps, Paris, Gallimard, 2006.

LE BRETON David, Des visages. Essai d’anthropologie, Paris, A.-M. Métailié, 1992.

PENOT-LASCASSAGNE Olivier, Antonin Artaud. Modernité d’Antonin Artaud, Lettres Modernes Minard, Paris - Caen 2000.

SIMMEL Georg, « La signification esthétique du visage » (1901), in La Tragédie de la culture et autres essais, trad. Sabine CORNILLE et Philippe IVERNEL, Marseilles, Paris, Rivages, 1988, pp 137-144.

SOURIAU Etienne, « Le cube et la sphère », in Architecture et dramaturgie, communications présentées par André VILLIERS, Flammarion, 1950 [Les Introuvables, Editions d’Aujourd’hui, 1980], pp. 63-83.

THEVENIN Paule et DERRIDA Jacques, Antonin Artaud. Dessins et Portraits, Paris, Gallimard, 1986.

VIRMAUX Alain et Odette, Antonin Artaud, qui êtes vous ?, la Manufacture, Lyon, 1996.

Catalogues

Antonin Artaud, Dessins

, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987, exposition du 30 juin au 11 octobre 1987.

Antonin Artaud,

Musée Cantini, exposition du 17 juin au 17 septembre 1995, Marseille.

Antonin Artaud

, sous la direction de Guillaume FAU, Bibliothèque Nationale de France, Gallimard, 2006, exposition présentée à la BNF site François Mitterrand du 7 novembre 2006 au 4 février 2007.

19 avril 2007

III. Le face à face dans l’art aujourd’hui :

III. Le face à face dans l’art aujourd’hui :

Si dans les autoportraits d’Artaud, et plus largement dans son oeuvre picturale, il n’y a rien de rassurant et de paisible, c’est qu’il évolue dans un monde qui est loin de l’être. En effet, né le 4 septembre 1896 et mort le 4 mars 1948, Artaud atteint l’âge adulte pendant les deux guerres mondiales. L’art, comme le théâtre a toujours un lien très fort avec l’histoire et les sociétés. Artaud vit dans un contexte de crise de l’Humanité où l’homme ne trouve plus ni sa place, ni ses limites, ni son sens. Il y a ainsi dans ses œuvres une sorte de mal être irrémédiable. Si cet univers provoque chez nous des sensations d’inquiétudes étranges, c’est qu’il y a, quand nous croisons le regard d’Artaud, le reflet d’un no man’s land. Comme les personnages beckettiens marqués par une inquiétante étrangeté, les visages artaudiens sont touchés par une expression « d’après catastrophe », figés dans le non retour. A l’image de Winnie dans oh ! Les beaux jours, il n’y a plus de corps mais uniquement des têtes, des visages qui tentent de ne pas « perdre la face ». Mais il est trop tard, leurs visages sont déjà figés par la monstruosité de la réalité de ce monde qui court à sa perte. «  Ceux que l’on peut appeler les « gueules cassées » de la première guerre mondiale, visages monstrueusement défaits, arrachés, privés de forme humaine, devenus irregardables – à tel point d’ailleurs que l’on invita poliment mais fermement ces êtres qui avaient sacrifié leur chair à la boucherie de 1914-18 à se «  retirer », se cacher pour ne pas effrayer les populations civiles, en une sorte de dénégation collective contre laquelle bien peu s’insurgèrent. Et les martyrs de la Shoah, visages-cadavres aux yeux exorbités. […] tout se passe comme si, dans les deux cas, l’humanité du visage – et l’humanisme qui lui afférent – avait cédé, c’était effondrée, défaite, devant le choc de la barbarie. » (article l’impossible visage).

Le visage à d’autant plus son importance qu’il est le lieu du corps humain où tout s’élabore.

«  En outre, il n’existe aucune autre partie du corps, constituant une certaine unité esthétique en soi, qu’une déformation en un point précis puisse aussi facilement, sur le plan esthétique, ruiner en sa totalité ».

(Souriau)

Un visage est unique il n’existe nulle part deux visages, parfaitement identiques (même les jumeaux ou sosies), et « à part le visage humain, il n’est au monde aucune figure permettant à une aussi grande multiplicités de formes et de plans de se couler dans une unité de sens aussi absolu. » Souriau.

En effet, le visage, surface pourtant limitée, offre des possibilités esthétiques et plastiques illimitées.

La figure humaine a toujours été l’objet d’une représentation, mais depuis la période qui fût à la fois celle des guerres et des avancées technologiques, scientifiques et médicales, cette représentation est mutilée, enlaidie. Face à une société obsédée par des critères esthétiques du beau, où la chirurgie est de plus en plus accessible, les artistes répondent à cela par la déformation. Cette période a commencé avec le happening et l’utilisation de son propre corps comme œuvre d’art. Puis, avec la période de Bacon où le corps et le visage sont défigurés. Il y a l’idée d’un cri qui tente de s’échapper. (Citation exposition corps étrangers)

C’est une mise en scène plus qu’un travail esthétique. Dans le travail d’Orlan par exemple, ce sont son corps et son visage qui sont utilisés.  « Orlan a décidé d’utiliser bien autrement l’outil médical. Pour l’Art. Les yeux grands ouverts, sa voix porte, son corps opéré conscient est connecté aux réseaux de transmissions interactifs, mariage de la cybernétique et de la biologie. »

Dans l’art, aujourd’hui, on arrive à un point où le visage a été tellement représenté, transformé, retouché, transfiguré que sa représentation ne se fait plus forcément par une image directe. Puisque, comme Souriau le souligne, le « visage [est] le seul représentant de la figure humaine », on peut se demander vers où toutes ces recherches peuvent nous conduire, comment représenter l’homme sans son visage ? Parallèlement à cela le théâtre peut-il être contaminé par toutes ces recherches plastiques ? Recherche-t-on un nouveau visage pour l’acteur, au travers du masque, du maquillage, de la projection par exemple ?

Exemples : Visage et expressions, aspects contemporains, exposition à l’école nationale supérieure des beaux arts et Sujet des arts décoratifs, cette année : vous représenter par tous les intermédiaires que vous jugerez utiles, à une seule condition : ne jamais montrer votre image directe.

Quelques citations qui ont confirmées notre problématique :

Catalogue de l’exposition :

« Le visage est une force vide […] La vieille revendication révolutionnaire d’une forme qui n’a jamais correspondu à son corps, qui partait pour être autre chose que le corps […] Mais ce qui veut dire que la face humaine telle qu’elle est se cherche encore avec des yeux, un nez, une bouche, et les deux cavités auriculaires qui répondent aux trous des orbites comme les quatre ouvertures du caveau de la prochaine mort. Le visage humain porte en effet une espèce de mort perpétuelle sur son visage dont c’est au peintre justement à le sauver en lui rendant ses propres traits. »

(Œuvres page 1534)

« Voilà pourquoi Modigliani éborgnait ses figures. Parce qu’il y avait quelque chose de plus qu’un œil à dire dans une certaine figure qui l’inspirait, parce qu’il fallait que son âme passât suivant de certaines lignes et un certain frottis du pinceau que l’œil aurait absorbés. Et on ne voit pas que la petite fille n’a pas d’œil. » 

(Œuvres page 32)

Danièle André-Carraz :

« Ecorcher la chair, c’est y faire apparaître l’esprit :

« Les organes écorchés montrent l’âme perpétuellement »

. Il faut fouiller, séparer, réduire la chair en poussière pour que s’illumine ce qui était obscure : et cela aussi c’est la râpe. Artaud qui a « toujours mieux aimé ce quelque chose où l’on râpe sur soi, où l’on écorche la maffluité », est cet homme qui plonge dans les profondeurs de son âme et de son corps, creuse, sépare et creuse, et resurgit des profondeurs, plus hagard qu’un mineur de fond, mais entre ses mains le bétyle emprisonne le feu céleste, mais dans son âme rayonne la pierre d’éternité retrouvée. »

Art Presse :

« Certes le questionnement identitaire n’est en soi guère nouveau : chair informe chez Francis Bacon, destruction expressionniste du visage au connotation christiques chez Arnulf Rainer, affabulation grotesque de Cindy Sherman ou devenir cadavre des enfants aux yeux excavés de Christian Boltanski – pour ne citer que les plus notoires. Mais au moins y avait-il la colère, la rage : or c’est cette rage qui s’est aujourd’hui exténuée pour laisser place au vacillement identitaire, à l’indétermination, comme si la question demeurait sans réponse. Qu’est-ce qu’un visage, et d’avantage encore, qu’est-ce qu’un sujet, sinon une place manquante, une forme labile, sujette aux fluctuations, manipulable de surcroît par les nouvelles technologies de l’image.

[…] que saisit-on à travers un visage, de l’identité, de l’autre ?»

19 avril 2007

II - Le miroir

II. Le miroir :

Si l’on considère que l’âme est portée par le visage, on peut penser que l’autoportrait est une illustration de cette âme. Notre regard de spectateur est automatiquement attiré par les yeux. D’ailleurs, le regard chez Artaud est traité avec force, c’est un regard rempli de vide et d’anxiété, un regard qui illustre sa vision du monde.

« Pour lancer ce cri je me vide.

Non pas d’air, mais de la puissance même du bruit. Je dresse devant moi mon corps d’homme. Et ayant jeté sur lui « l’œil » d’une mensuration horrible, place par place je le force à rentrer en moi. »

(Artaud)

Les yeux représentent l’âme. Ils en sont en quelque sorte les miroirs.

(Page 147 SOURIAU)

Le regard est une action, une manière de diriger les yeux vers un objet, afin de le voir. Les yeux donnent une direction aux pensées, c’est en eux que peut se traduire l’agitation intérieure. Le regard d’Artaud, pourtant dirigé vers nous semble s’interroger sur quelque chose de propre à lui-même. L’expression des yeux révèle un état d’âme, des sentiments propres à chacun. En regardant les autoportraits tourmentés d’Artaud, c’est à nos propres sentiments que nous sommes confrontés. Les yeux et le regard créent une force attractive, une fascination.

C’est par là que passe l’interaction entre le regard du spectateur et le regard qui nous fait face dans l’autoportrait.

Les yeux donnent toute leur force aux expressions du visage. Ce sont eux qui agissent sur nous. Ils tissent des liens entre le spectateur, l’œuvre et l’artiste.

L’autoportrait est la représentation que l’artiste a de lui-même, il porte un regard sur sa personne. Il se fait face à lui-même. C’est ce qu’il accepte de nous montrer, de nous livrer. L’exposition permet de mettre en relation d’autres vis-à-vis avec le spectateur. Celui du spectateur face à l’œuvre, à l’autoportrait, qui serait le reflet de la conscience intérieure de l’artiste. Puis, celui de l’artiste lui-même, mis en regard avec le spectateur.

Et, c’est parce qu’il y a eu un premier échange de regard entre l’artiste et son autoportrait que l’échange avec le spectateur peut être aussi vivant. En effet, l’inquiétude que nous lisons souvent dans les regards des autoportraits d’Artaud nous renvoie à nos propres inquiétudes. Les autoportraits d’Artaud seraient aussi des jeux de miroirs de la relation qu’il avait avec ses psychanalystes.

Ces faces à face sont soulignés par la scénographie de la salle, avec la présence de miroirs à hauteur de buste, derrière certaines cimaises. Le miroir reflète ce que nous sommes extérieurement, mais dans ce contexte, avec les autoportraits, c’est à un reflet plus profond qu’ils nous renvoient. Le miroir met face au vivant, en opposition au statique. C’est un face à face avec la conscience intérieure d’Artaud, et par les miroirs, c’est à un face à face avec notre propre image intérieure auquel nous sommes confrontés.

Les miroirs reflètent les autres œuvres mais aussi les autres visiteurs, ce qui renforce l’impression d’être plongé dans un univers particulier. Le miroir fait sortir de l’individualité pour accéder à une autre altérité radicale. L’idée du double apparaît ici comme essentielle. D’ailleurs, pour Artaud, le théâtre double la vie, à l’instar de ces miroirs et de ces autoportraits. Cette duplication mise en regard accentue la théâtralité de ce dispositif. « […] si le théâtre double la vie, la vie double le vrai théâtre. […] la métaphysique, la peste, la cruauté, le réservoir d’énergies que constituent les mythes, que les hommes n’incarnent plus, le théâtre les incarne. Et par ce double, j’entends le grand agent magique dont le théâtre par ses formes n’est que la figuration, en attendant qu’il en devienne la transfiguration.(Artaud, dossier pédagogique)

C’est sur la scène que se constitue l’union de la pensée, du geste, de l’acte. Et le double du théâtre c’est le réel inutilisé par les hommes de maintenant. »

Chaque autoportrait incarne un état d’âme, comme des acteurs pourraient incarner des personnages. La présence des visiteurs va alors activer la théâtralité du lieu.

Les miroirs rendent notre propre double présent dans l’espace. Nous faisons partie intégrante de cette scène. Et, chaque élément fait exister une interaction, une union. Les autoportraits sont des sortes de double d’Artaud, comme une image métaphysique, sorte de spectre plastique jamais achevé.

« Le spectateur qui vient chez nous saura qu’il vient s’offrir à une opération véritable où non seulement son esprit, mais ses sens et sa chair sont en jeu […] Il doit être bien persuadé que nous sommes capables de le faire crier. »

(Artaud, dossier pédagogique)

Ce qui nous touche, dans ce face à face, c’est que la ressemblance a laissé place à la douleur intérieure. Il engendre un passage de l’autre côté du miroir, du regard, de la folie, vers l’infini de l’œuvre, de l’esprit.

Cette exposition nous permet de mieux appréhender l’univers d’Antonin Artaud. Il nous est présenté aujourd’hui avec un regard très contemporain, alors que son œuvre date de plus de 50 ans. On peut se demander si son avance sur son temps peut être considéré comme un point de départ pour l’art contemporain.

«  Allons, je serai compris dans dix ans par les gens qui feront aujourd’hui ce que vous faîtes. Alors on connaîtra mes geysers, on verra mes glaces, on aura appris à dénaturer mes poisons, on décèlera mes jeux d’âme.

Alors tous mes cheveux seront coulés dans la chaux, toutes mes veines mentales, alors on percevra mon bestiaire, et ma mystique sera devenue un chapeau.

Alors on verra fumer les jointures des pierres, et d’arborescents bouquets d’yeux mentaux se cristalliseront en glossaire,

Alors on verra choir des aérolites de pierres,

Alors on verra des cordes,

Alors on comprendra la géométrie des espaces,

Et on apprendra ce que c’est que la configuration de l’esprit,

Et on comprendra comment j’ai perdu l’esprit. »

(Artaud)

Tout cela nous pose la question de la représentation du visage aujourd’hui, que ce soit en art ou au théâtre. Ce personnage aux multiples facettes nous permet de nous interroger sur la pluridisciplinarité et les nouvelles technologies qui envahissent les scènes et tout autre lieu artistique.

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