Depuis le
début de cette réflexion nous nous sommes demandé si le visage des acteurs
était visible par les spectateurs, compte tenu de la taille des salles et de la
profusion de décors, de costumes, d’objets mais aussi de gestes.
Or il est étonnant de voir qu’il y a de nombreuses critiques
qui évoquent le visage des acteurs. Celle-ci laissent supposer qu’il devait
être plutôt visible. Cependant un élément manque : nous ne savons pas
exactement où étaient placés les critiques dans les salles de spectacles. Il
est possible qu’ils aient eu de bonnes places et que la salle entière n’avait
pas le même rapport au visage. Les gens installés au « paradis » des
salles à l’italienne ne percevaient peut être pas tous les « jeux de
visages » de Sarah Bernhardt qu’évoque Sarcey dans sa critique de Théodora,
ou, la sueur couler du front de Mounet-Sully dans Ruy Blas.
Dans L’Art du théâtre, Sarah Bernhardt, donne
des éléments qui permettent de se figurer un peu ce que pouvait être un visage
sur scène à cette époque. Elle écrit : « Un
visage fort joli à la ville ou en soirée peut être plat et banal à la scène, et
tout à fait insignifiant. Il peut même devenir ridicule sous l’effet de la rampe
qui change la forme des ombres du visage et en fait apparaître les volumes
constitutifs sous un jour inattendu qui modifie parfois totalement le détail
des traits, comme l’ensemble de la physionomie. » (p.216) Plus loin
elle écrit « Le visage plat aux petits yeux est à redouter tout
particulièrement ». Ainsi on sait que les lumières (la première rampe
électrique a été installée en 1891 à la Scala de Milan) modifient le visage et
que si certains détails ne doivent pas être accentués, un visage sans relief
passe inaperçu. On constate en outre, l’importance du regard puisqu’il est nécessaire
d’agrandir des yeux trop petits.
Dans la
perception de ces visages, une chose est sûre c’est que les visages des
« monstres sacrés » sont beaux. Celui de Sarah Bernhardt est qualifié
de « visage de reine de Cappadoce ou de Néréide » par Théodore de
Banville
ou d’ « étonnant paysage d’âme » où se reflétaient « les
douleurs, les fureurs et toutes les douceurs féminines, et qui était en même
tant toute l’humanité et toute la poésie », par Edmond Sée.
Bauër, qui a écrit la préface du livre d’où sont extraites les deux citations
précédentes, dit de Mounet Sully : « Il était beau, d’une beauté
vraiment tragique (… « la
bouche pleine d’ombre et les yeux pleins de cris… » » (p.11).
Dans les
critiques, une part importante est faite aux yeux des acteurs. Ils semblent
porter toute la profondeur de l’acteur et de ce qu’il invente extérieurement.
On sait qu’il existait des photographies des rôles mais cela ne laisse pas voir
la mobilité de l’expression. Or voici ce que dit Théodore de Banville des yeux
de Sarah Bernhardt : « ses yeux
bleu foncé très longuement fendus et peu ouverts, ordinairement langoureux,
mais quand elle s’anime s’éveillant et scintillant comme des diamants
noirs ; et cette prunelle excessivement petite qui, lorsque le comédienne
dit un mot ironique, semble se jeter hors de l’œil et vous percer ».
Cela laisse donc penser que le regard de l’acteur était
visible, ou du moins que l’expressivité du visage laissait deviner celle des
yeux.
Voici
quelques témoignages concernant les yeux de Sarah Bernhardt et de
Mounet-Sully :
Mounet-Sully, juillet 1872 dans rôle d’Oreste : « Quand il arriva en scène, […] les
cheveux tombant en désordre sur le front, les yeux, des yeux pleins d’une
mélancolie orientale, étincelants au travers, il n’y eût qu’un cri dans toute
la salle : on crût voir entrer sur la scène, un de ces Arabes ardents et
farouches que Regnault se plaisait à nous peindre. »
Mounet-Sully
dans le rôle d’Orosmane, dans Zaïre
de Voltaire : « Et au troisième
acte lorsque, entrant subitement, il regarde la porte par où est sorti
Nérestan, qu’il voit son rival, il montrait un visage si terrible, des yeux si
égarés et si profond qu’un frisson a couru dans la salle. »
Sarah
Bernhardt dans Phèdre : « Oh !
les beaux yeux ! comme ils semblaient fouiller dans le passé. »
Ce dernier
témoignage ne parle pas d’un rôle en particulier mais des yeux de Sarah
Bernhardt sur scène : « Ils
étaient inouïs d’expression changeante. Ils poignardaient de troublance, ils
s’allumaient de tigricité, ils dévoilaient l’humaine réalité de cette
statue-femme dont le marbre avait la splendeur d’être vivante ! […]
Ils chantaient ce
nocturne dont la musique saigne à nos nerfs le pianissimo d’être, et sous leur
arc en cils ils retenaient l’infini au parvis de la poésie. »
Ainsi les
yeux de ces acteurs semblent dotés d’une puissance attractive importante, par
la violence de leur expression qui est avant tout humaine.
Le
maquillage avait une grande part dans la représentation théâtrale. Il
permettait de corriger les défauts d’un visage peu réceptif à la lumière, en
accentuant les traits ou au contraire en les diminuant. Sarah Bernhardt accorde
une place importante au maquillage dans son traité intitulé L’Art du théâtre. Jules Lemaître disait
d’elle qu’elle était grimée à ravir. A cette époque, tout le visage est maquillé.
Elle écrit « Le maquillage des yeux
et de la bouche change tout le dessin d’un visage. Le soin qu’on lui apporte
doit donc l’emporter sur tout autre maquillage du visage : joues, lobe des
oreilles, nez, etc. » (p.216). Elle indique également que le
maquillage est en rapport avec les dimensions du théâtre: « plus la salle
est grande, plus le maquillage doit être accentué » car
« l’importance des traits de l’acteur se perd dans l’éloignement des
spectateurs qui les perçoivent avec peine » (p. 217). Il doit aussi
prendre en compte la lumière, si celle si est puissante, les traits doivent
être accusés. Ainsi le but du maquillage est de rendre plus apparents les
traits du visage. Cela va très loin puisqu’elle donne l’exemple d’une actrice
qui avait de petits yeux mais l’arcade sourcilière très marquée et qui se
dessinait au bleu des yeux artificiels. Selon Sarah Bernhardt, la salle voyait
de grands et beaux yeux. Il faut donc être prudent quant à ce que percevaient
réellement les spectateurs. Car si un tel artifice n’était pas perçu on peut se
demander si les critiques, n’inventaient pas ce qu’ils voyaient, sous l’effet
de l’imagination ou de l’exaltation poétique. En effet, la critique semblait
alors être une véritable écriture littéraire et pas seulement journalistique. Ce
qu’ils pouvaient voir relevait sans doute beaucoup plus d’une expression
générale de visage que d’un regard réel. Mais bien entendu cela différait selon
la taille des salles. Ainsi à la comédie française, considérée comme une grande
salle, le maquillage devait certainement âtre plus accentué. L’effet produit
par le maquillage de l’acteur est très important pour comprendre l’intérêt pour
la photographie.
Sarah Bernhardt
différencie le maquillage des hommes et des femmes à cause de leur fonction,
celle de la femme étant selon elle, de séduire : « Le maquillage des hommes n’est pas le même
que celui des femmes. Il peut être plus accentué alors que ce dernier doit
viser (hors les cas spéciaux des têtes caractéristiques) à rappeler le visage
de l’actrice d’un des types de la beauté féminine parfaite, le rôle de la femme
étant bien plus que celui de l’homme de plaire aux regards. » (p.216)
Bernard Schaw en 1895, reconnaît sur son visage les effets de la peinture
impressionniste qui « donnent aux chairs la belle couleur des fraises à la
crème » par la reproduction des ombres en rose et en pourpre.
Mais le maquillage n’est pas tant fait pour plaire que pour satisfaire aux
besoins du rôle. Il s’agit grâce à des artifices d’ajouter encore un degré à
l’illusion et de masquer totalement la personnalité de l’acteur. On peut ainsi
vieillir une personne ou refaire totalement une bouche. Par l’usage du blanc,
cette dernière peut en effet, être effacée. Ainsi le maquillage est comme un
masque sur le visage de l’acteur, bien que, comme Sarah Bernhardt le dit, il
doit être adapté à chacun, selon ses défauts ou qualités physiques
particulières. Cette citation, extraite d’un article de Sarcey daté du 28 juin
1881, à propos de Sarah Bernhardt dans La
Dame aux camélias, est assez intéressante quant au résultat que peut rendre
un maquillage (Quarante ans de théâtre,
Tome 5, p. 192) : « Le premier
soir elle était si violemment entrée dans la situation que de grosses larmes,
des vraies, tombaient de ses yeux et roulaient silencieusement sur son visage
défait, où elle creusaient deux sillons parallèles. » Cependant si
Sarcey peut voir la trace du maquillage, c’est sans doute, et cela confirme ce que l’on soupçonnait, qu’il
devait avoir de très bonnes places. Toujours est-il que, même si certains le
louaient, le maquillage de Sarah Bernhardt était très critiqué à l’étranger,
notamment à cause de son outrance qui le faisait apparaître comme un masque. En
Angleterre, William Henry Rice créa Sarah Heartburn, un personnage au visage
mi-blanc mi noir pour ridiculiser cette outrance de maquillage fréquente dans
ses rôles. En Australie, « son excès de maquillage surprenait ; il
paraissait avoir été posé irrégulièrement sur son visage, et l’effet produit était
celui d’un masque. »
Pourtant
même avec tout ce fard, il semble que l’intériorité du comédien était visible,
qu’un certain rapport au visage, réel –même si ce dernier ne l’était pas, était
possible. Voici une phrase d’André Antoine qui met en évidence cette
« apparition » du visage :
« La pâleur
sacrée montant sur la face du tragédien sous le fard, était un des plus
sublimes spectacles que l’on ait contemplé depuis qu’une scène existe ;
tout l’appareil théâtral s’évanouissait ; il semblait que le plafond de la
salle s’ouvrait pour laisser descendre des forces mystérieuses et écrasantes
sur cet homme revenu du fond des ages… »
Là encore il
faut faire la part entre la réalité et la poésie du témoignage. Cependant, si
Antoine voit cela, peu importe que cela soit « vrai » ou pas, s’il
peut le voir, c’est que même masqué par le maquillage, le comédien reste humain
et n’est pas vide à l’intérieur. Il y a quelque chose sous le masque. Voici un
exemple que donne Sarah Bernhardt, à propos de cette « apparition »
du visage et donc de l’intériorité. Cela se passe lors d’une représentation de Rome vaincue, où elle jouait le rôle
d’une vieille aveugle. Un soir elle fût prise de violentes douleurs quelques
minutes avant d’entrer en scène. Faisant un effort de volonté, elle entre en
scène :
« Ma figure
bouleversée par la souffrance, mon front barré par la volonté de ne plus
souffrir, tout mon être trépidant sous la morsure des douleurs rejetées hors de
moi, firent une telle sensation sur le public, qu’il trépigna d’enthousiasme à
mon apparition. »
Le jeu des
acteurs de cette période consiste surtout en une recherche de la vérité. Il
s’agit d’exprimer des sentiments qui doivent être ressentis à l’intérieur mais
tout doit se donner à voir. Or le visage est le lieu de l’expression des
sentiments par excellence.
Contre
Diderot, Sarah Bernhardt, pense qu’ « il faut éprouver tous les
sentiments qui agitent l’âme du personnage qu’on veut représenter » (L’Art du théâtre, p. 74). Selon elle la
sensibilité ne s’apprend point et c’est elle qui fait les grands comédiens.
Chaque sentiment doit être ressenti et extériorisé, car « il ne suffit
qu’il [le comédien] ressente en lui les crises violentes de la passion, il doit
les exprimer au dehors» (id. p.77).
A propos de
Sarah Bernhardt, Mucha a écrit : « Ainsi on peut dire à son propos que rarement l’âme d’un être s’est plus
fidèlement extériorisée. Chacun des traits de son visage et chaque pli de sa
robe était profondément conditionné par ses nécessités psychologiques. »
En effet, selon elle, « il serait inutile de chercher à faire agir tel ou
tel muscle du visage pour exprimer les sensations diverses de la pensée, l’expression
de la face se modifiera dans le cours du soliloque » (L’Art du théâtre, p. 172). Ainsi, le visage est bien le lieu de
l’expression des sentiments. De plus « le geste doit précéder la
parole » (id. p 116), il n’est donc pas une conséquence. Or la parole
révélant l’âme, c’est par la parole que s’expriment les sentiments. Le geste
n’est là que pour amener la parole, donc amener les sentiments. « Il est
l’expression de la pensée » (id. p.116). Les sentiments se révèlent sur le
visage presque à l’insu de l’acteur car celui-ci ne doit se préoccuper que de
ressentir lorsqu’il joue.
S’il est
difficile, comme on l’a déjà remarqué, de faire la part de la réalité et de la
poésie dans les différents témoignages concernant le visage des acteurs, ce que
l’on sait c’est que celui de Sarah Bernhardt était très expressif. Comme Mucha
l’a dit, chacun des éléments de celui-ci était vivant, c'est-à-dire en
mouvement. Voici une remarque de Graham Robertson évoquant Sarah Bernhardt dans
La Dame aux Camélias. Il la regardait des coulisses à
quelques mètres de distance : « Un
regard rapide au messager qui apporte la nouvelle [de l’arrivée d’Armand] et le
visage hagard s’illumine, la peau se tend, produisant un effet de transparence
comme éclairée de l’intérieur, les pupilles se dilatent pour couvrir presque
l’iris entier et luisent sombrement, les lèvres contractées se détendent et
prennent des courbes douces et enfantines tandis qu’il en sort un cri qui, à
cette faible distance ne parait pas plus fort qu’un souffle et qui s’entend
cependant, jusqu’au confins du théâtre. » Etant près, il peut voir
jusqu’au changement d’apparence de l’œil. Mais, là encore, on peut se demander
où est la part d’imagination ?
Dans L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, Darwin écrit :
« J’espérais trouver beaucoup d’aide chez les grands maîtres de la
peinture et de la sculpture, qui sont des observateurs si minutieux. »
mais cela ne l’a pas aidé pour ses études sur les passions : « La
raison en est sans aucun doute que, dans les œuvres d’art, la beauté est le but
principal ; et la forte contraction des muscles faciaux détruit la beauté. »
Cette remarque est très intéressante pour notre sujet. En
effet, dans L’art du théâtre, de
Sarah Bernhardt, on trouve de nombreuses occurrences quant à la recherche de la
beauté dans l’art. Pour elle, le théâtre « marche sans cesse à la conquête
du beau. » (p. 186). Cette notion de beauté est liée à celle
d’idéal : « Ainsi le théâtre,
l’art dramatique se révèlent comme le complément de l’histoire et de la
philosophie ; ils développent l’amour du beau et du bien. Leurs adeptes
gardent le feu sacré de l’art, l’art qui sous toutes ses manifestations est la
plus belle création de l’esprit humain. » Mounet-Sully évoque aussi très souvent
l’Idéal de l’art. En outre, les témoignages sur le visage de ces acteurs, nous
l’avons vu, les disent tous beaux. D’ailleurs Sarah Bernhardt ne dit-elle pas
que le théâtre est un art féminin, à cause de la nécessité de plaire : « Le visage d’une femme est rarement
complètement laid, surtout s’il est animé du désir de plaire ; et c’est
toujours le but de la Comédienne, quel que soit son rôle, celui-ci fût-il un
rôle de marâtre. L’important pour l’artiste qui se destine à la scène est
d’être bien proportionné, l’expression du visage se modifie sous la pensée des
sentiments à exprimer. »
Aussi, en
lisant cela me suis-je dis que leurs expressions de visages ne devaient pas
être très marquées, qu’il devait y avoir certaines expressions de visage à ne
pas réaliser s’y l’on ne voulait pas déplaire. En effet, nombreuses sont les
critiques qui louent la grâce de Sarah Bernhardt. Mais dans les critiques de
Sarcey, on trouve aussi des expressions comme celles-ci : à propos de
Mounet-Sully dans Créon, Antigone, le
27 novembre 1893 : « le visage égaré » et à propos de Sarah
Bernhardt dans le rôle de Marguerite dans La
Dame aux camélias : le « visage défait » (Quarante ans de théâtre, tome 5, p 193).
Qu’est ce que cela signifie ? Le visage est-il pour autant laid ? Si
le visage est défait ou égaré c’est en tout cas que l’expression est
marquée. Mais le visage peut également être disgracieux. L’est-il dans le jeu
des « monstres sacrés » ? C’est une hypothèse qu’il faut
vérifier. Il s’agit de comprendre ce qui marque et modifie réellement le
visage.
b) La mobilité du visage sous l’effet des passions
Nous allons
étudier les caractéristiques majeures de l’expression des émotions à travers
les propos de Le Brun et ceux de Darwin. Il faut tout d’abord signaler que pour
ces deux théoriciens, l’émotion (passion pour Le Brun) peut être soit active,
soit passive. Darwin parle d’émotion déprimante (frayeur, horreur) ou excitante
(joie, colère).
Lorsqu’il
étudie le comportement des singes et des animaux, Darwin décrit souvent leurs
expressions à travers la position de la bouche et des mâchoires. Or, c’est la
partie du visage qui a le plus de
mobilité, celle qui peut donc exprimer le plus de choses. Le Brun disait, lors
de sa conférence sur l’expression des passions que la bouche reflète les
mouvements du cœur : « Mais
au contraire, si le cœur ressent quelque passion, ou s’il s’échauffe et se
roidit, toutes les parties du visage tiennent de ce mouvement, et
particulièrement la bouche ; ce qui prouve, comme je l’ai déjà dit, que
c’est la partie qui de tout le visage marque plus particulièrement les
mouvements du cœur. Car il est a observer que lorsqu’il se plaint, la
bouche s’abaisse par les côtés ; et quand il est content, les coins de la
bouche s’élèvent en haut ; et quand il a de l’aversion, la bouche se
pousse en avant et s’élève par le milieu. »
Les yeux en effet, selon lui, même s’il font voir l’agitation de l’âme ne font
pas connaître la nature de cette agitation.
Un autre
élément est très important dans l’analyse de Darwin, il s’agit du fait que les
singes ne froncent jamais les sourcils (p. 193). Or cette caractéristique est
considérée par Darwin comme étant une des expressions les plus importantes chez
l’homme. Le froncement de sourcil est un mouvement qui peut changer
considérablement l’expression du visage. Voici ce que dit Le Brun à ce
sujet : « le sourcil est la partie de tout le visage où les passions
se font mieux connaître ».
Ainsi on constate que les deux
éléments les plus importants dans la transformation du visage sous l’effet des
émotions sont les sourcils et la bouche. Ces jeux de visages étaient certainement
pratiqués par certains acteurs, même si, pour les deux que j’ai choisi, je n’ai
pour l’instant, trouvé aucune critique qui évoquait le mouvement de la mâchoire
ou des sourcils. On trouve par contre beaucoup de propos concernant les yeux et
le regard. Cependant dans ses Souvenirs
d’un tragédien, Mounet-Sully écrit, à propos d’une de ses camarades de
classe au conservatoire, Melle Héricourt : « Elle devrait toujours froncer le sourcil. Sa
physionomie gagne cent pour cent à l’expression des sentiments violents. »
Ainsi, on savait mettre sur scène des sentiments violents. Voici ce que dit
Sarcey à propos de Sarah Bernhardt dans le rôle-titre de Fédora (in Quarante ans de théâtre, Tome 6, p.
101) : « Mais le visage est si
expressif, toutes les passions s’y peignent avec une violence si farouche,
qu’on lit sur sa physionomie mobile et vivante les mots que l’on n’entend
pas ». Ainsi les « monstres sacrés » pouvaient exprimer des
sentiments violents et très expressifs et mettre sur le masque des physionomies
tourmentées. Cependant on ne dit jamais qu’ils sont laids. La recherche est
toujours celle de la beauté. Aussi la violence s’accompagne-t-elle
obligatoirement de délicatesse dans l’exécution, dans le cas contraire cela
devient grossier.
Cependant, il est intéressant de voir
ce que l’on entend par beauté. Dans la conférence de Le Brun, il est clair que
cette notion est empreinte d’une tradition catholique, la beauté est associée à
la bonté. Aussi, bien souvent, les expressions considérées comme des péchés
sont traduites par une certaine monstruosité des traits allant de pair avec une
grossièreté. Il est par exemple très intéressant de noter que le désir est
rendu de manière très violente. La figure a un air sauvage. C’est pourquoi je
me demande, étant donné que Sarah Bernhardt était très attentive au choix de
ses rôles (elle accorde d’ailleurs une place importante à ce sujet dans son
traité) si les rôles qu’elle décidait d’interpréter (et je pense que
Mounet-Sully agissait de façon semblable) n’étaient pas choisis en fonction de
ce qu’il y avait à jouer, la noblesse de l’attitude étant une chose très
importante pour susciter l’enthousiasme du public. Or il est beaucoup plus
simple de paraître noble dans la tragédie ou le drame que dans la comédie.
Mais on peut aussi
supposer, comme les « monstres sacrés » évoquent souvent la notion
d’Idéal, que, dans leur conception de l’art, le beau et le laid ne s’opposent
pas mais au contraire, comme dans la philosophie de Platon, ils renvoient tous
deux à l’Idée, c'est-à-dire à une aspiration. Or, celle-ci est semblable au
désir qui change constamment d’objet parce qu’il semble viser autre chose, au
delà de tous les objets. Ainsi chaque expression du visage, parce qu’elle est
liée au visage, renvoie à l’Idée, c'est-à-dire à quelque chose qui va au-delà
d’elle-même.
Darwin
explique le fait que les émotions se lisent sur le visage, en suivant la
théorie de Monsieur Spencer qui dit que quand on a une émotion forte, la
sensation que l’on éprouve est produite par une force nerveuse qui doit se
dépenser, c'est-à-dire engendrer une manifestation équivalente de force. Or
comme les muscles faciaux sont les plus utilisés, ce sont donc les premiers à
être mis en action. En effet, il reprend à son compte une théorie démontrée par
Sir Charles Bell qui a démontré la relation entre les mouvements de
l’expression et ceux de la respiration. Ce qui là encore, lie parole et
émotion, autrement dit, voix et sentiment. La respiration étant une des choses
naturelle et nécessaire à la vie, la contraction de certains muscles du visage
l’est aussi, notamment de ceux qui concernent l’émission des sons. En effet,
pour alerter ou dire son désir, la voix est nécessaire. Le son est donc au
départ une réponse à un problème de survie. En effet, chez les animaux,
l’utilisation de la voix est associée à la souffrance. En outre, les
nourrissons sont très sensibles aux bruits, et ce, dès leur plus jeune age.
Ainsi quand l’appareil sensoriel est excité, les muscles du corps entrent en
action et des sons bruyants peuvent être poussés. Le mécanisme est le même que
pour les mouvements. Selon les circonstances, la voix se modifie (sonorité,
timbre, hauteur, étendue).
Darwin reprend l’idée d’un autre scientifique, Spencer, idée
selon laquelle le langage des sentiments est intimement lié à la musique
vocale (p. 121-122). Spencer explique cela par la loi générale de toute
sensation qui est un stimulus pour l’action musculaire. Mais selon Darwin cela
reste trop général et ne permet pas d’expliquer les différents langages et
notamment le chant. A ceci près que, pour nous, cela signifie que toute parole
se répercute sur le corps et que le fait de donner telle ou telle consonance
musicale à tel mot, ne produira pas la même émotion. Or Darwin le dit,
l’émission du son est due à l’ouverture de la bouche. Les recherches de
Helmholtz à l’époque, avaient montrées que la forme des lèvres et de la cavité
de la bouche détermine la hauteur et la nature des sons vocaliques qui sont
émis. Ainsi une certaine physionomie du visage détermine un son et donc un
sentiment de la part de celui qui émet et de celui qui reçoit. Sarah Bernhardt
et de nombreux critiques disaient que c’est la voix qui touche et porte le public.
Ainsi le face-à-face entre l’acteur et le spectateur devient par la voix de
l’acteur un corps à corps.
LE BRUN Charles, « Conférence
sur l’expression des passions », introduite et commentée par Hubert
Damish, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°21, La Passion,
Paris, printemps 1980, pp.93-131